samedi 15 août 2015

En avant-première... Monsieur Raymond - Ian Manook


Pour clôturer l'été en beauté et attendre patiemment les nouvelles concourant pour le trophée 2016, Ian Manook, comme promis, nous a offert une Novella, hors concours, en avant-première. 

Il a pris son titre de Parrain au sens polardeux du terme, et vous a concocté une novella de 30 pages sous la forme d'un unique dialogue, qui n'est pas sans rappeler sa participation au concours 2015...

Vous pouvez la lire en ligne directement sur le blog, mais ce sera certainement plus confortable pour vous de la lire tranquillement au format pdf ou epub sur votre tablette ou liseuse en cliquant sur les liens. Elle est gratuite et librement téléchargeable, comme toutes les nouvelles de ce trophée.

Je vous souhaite une agréable lecture et une douce fin d'été.

Monsieur RAYMOND - Une novella de Ian  Manook au format pdf

Monsieur RAYMOND - Une novella de Ian Manook au format epub

Monsieur RAYMOND

– Tu vois Maurice, quarante piges de cabane, et me revoilà au point de départ !
– Oui, ça fait vraiment plaisir de te revoir Raymond. T’as bonne mine, tu sais ?
– Paraît, oui. Je me suis maintenu. Bon, je suis un peu moins frétillant du gardon aujourd’hui, mais faut s’y faire. La taule, tu sais, ça muscle autant le poignet que la comprenette.
– Oui, je m’en doute mon pauvre Raymond. Si tu veux après le déjeuner, je peux t’arranger quelque chose. J’ai encore quelques bonnes adresses, tu sais ?
– Lulu la Nantaise ? Elle fait toujours turbiner ses pouliches ?
– Lulu ? Non. Elle est rangée des clandés depuis un bail. Elle a écrit un bouquin. Sur les clients de ses filles. Elle a même eu son portrait dans Libé et un docu–fiction sur Arte côté cinq sur cinq dans Télérama, t’imagines ?
– Non, j’imagine pas. Dommage, me faire activer la pipette à marmaille par une maquerelle du copyright, ça m’aurait pas déplu. Et Sacha, le danseur mondain, avec ses girls de luxe ?
– Sacha ? Le pauvre, il s’est fait enzymer par les Tchétchènes. Ils lui ont nettoyé le marché plus blanc que blanc avec des gamines russes taillées comme des cure–dents mais gourmandes comme des affamées. Et après ils l’ont rincé en l’arrosant à l’automatique.
– Il est mort ?
– Non, dans un crapaud à roulette à ce qu’on dit. Il tient un camping du côté du Milady maintenant.
– Bah, de toute façon, le danseur, il a toujours aimé planter les tantes, non ?
– Ah ! Ah ! Ah ! T’es con Maurice !
– Qu’est–ce que tu veux, la taule, ça ramollit l’amour mais ça aiguise l’humour.
– Tu as bien raison de le prendre comme ça !
– Pourquoi, tu crois que j’aurais pu le prendre autrement ?
– Non, non, pourquoi tu dis ça, Raymond ?
– Pour rien Maurice. Je cause, je cause…
– …
– Dis donc, c’est pas tout ça, mais j’ai la dalle, moi. Quarante piges à cantiner ça pousse à la gourmandise ! Qu’est–ce que tu me recommandes ?
– Alors là, direct : Le txangurro. Préparé en royale au galanga avec son velouté façon bisque…
– Txangurro ?
– L’araignée de mer, quoi.
– Alors pourquoi tu dis pas araignée de mer, tout simplement, Maurice. Dis donc, tu chercherais à m’embrouiller, des fois ?
–Qu’est–ce que tu vas chercher Raymond. Jamais je t’ai embrouillé moi !
– Jamais ?
– Jamais, Raymond, jamais, pourquoi tu demandes ça ?
– Pour rien Maurice, je te l’ai dit, on cause. Et galanga, c’est quoi ça ?
– C’est un rhizome proche du gingembre…
– Un rhizome proche du gingembre ? Qu’est-ce que tu cherches à faire, là, Maurice ? Quarante piges à me la mettre sous le bras et toi tu me sers de la racine à marquer midi pendant des heures pour mon premier repas ?
– Merde, excuse–moi Raymond, j’ai pas percuté. Sinon prends les filets de rouget poêlés aux chipirons. Ça vient avec un riz crémeux façon risotto et une sauce à l’encre relevée de piments d’Espelette.
–…
– Ben quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?
– Bon, je t’explique, Maurice. Quand tu te la mets sous le bras pendant quarante ans, ça protège pas tes arrières pour autant, tu comprends ? Alors mes arrières, elles ont reçu tellement de visites inopinées, si j’ose dire, que ce côté-là de mon anatomie ça ressemble à un paysage breton tellement ça choufleuronne, tu vois ? Alors l’Espelette…
– Tu veux dire que…
– Et oui, Raymond, c’est comme ça la taule. Là-bas on a tous une sexualité de plombier. C’est la tyrannie du tuyau. La dictature de la ventouse. Tout se monnaye au bilboquet !
– La vache !…Alors il te reste la cannette de Challans rôtie à la broche et confite aux navets et à la rhubarbe dans son jus de sangria. C’est ce qu’on prend quand on vient avec Monique. Leur volaille, elle est élevée soixante-quatorze jours au bord des étiers, là-haut dans les marais vendéens.
– Monique ?
– Oui, Monique, tu te souviens ? La Monica, la barmaid du Chouchou, le rade à Antoine le Belge.
– Ah, cette Monica-là ? Dis donc, elle était pas plutôt strip-teaseuse, ta Monica ? Un peu gagneuse même, si je me souviens bien.
– Tu exagères, là, Raymond. Elle a peut–être un tout petit peu tapiné au début, et encore, que pour le Belge et personne d’autre. Quand je lui ai rachetée, je l’ai sortie de là, et on s’est mis à la colle il y a quoi… trente ans déjà !
– Là, Maurice, je comprends : avec les loches et les miches qu’elle avait, normal que t’aies pas résisté aux sentiments. Elle turbine dans quoi maintenant qu’elle est ta bourgeoise ?
– Elle gère les magasins…
– T'as des magasins, toi ?
– Le métier a changé Raymond, tu sais. Aujourd’hui c’est la mondialisation du malfrat. Ça dézingue à tout va, ça mitraille à la demande, et à l’arme de guerre en plus. Je suis trop vieux pour ça, moi. Avant tu cabossais un mec à la pogne dans l’arrière-boutique de son resto pour qu’il crache au bassinet, maintenant les mecs dynamitent tout un pâté de maisons juste pour faire peur au taulier d’un resto. C’est plus la même cour, Raymond, alors j’ai ramassé mes billes pour faire du commerce.
–T’es boutiquier, quoi !
– Attends, Raymond, pas de méprise, c’est pas que j’ai rengainé, c’est juste que le monde a changé.
– Tu t’es quand même reconverti dans le négoce pendant que moi je me tapais la retraite précoce !
–Faut pas dire ça, Raymond. Pourquoi tu dis ça ?
– Pour rien Maurice, pour rien. On cause, c’est tout ! Bon, tu sais quoi ? Je vais quand même me laisser tenter par le crabe. Je suis sûr qu’ils sont bons par ici, tu crois pas ?
– Ben oui, je suppose…
– Comment ça, tu supposes ? Maurice, avec tous les macchabées qu’on a balancés à la flotte, même quarante piges plus tard, ils doivent encore se goinfrer sous l’océan les bestiaux.
– Quel rapport, Raymond, je vois pas… 
– Maurice, Maurice, Maurice, tu devrais faire des stages en taule de temps en temps, ça te ferait fréquenter les bibliothèques. Tu ne sais pas que les crabes, ça ne gueuletonne qu’au refroidi ? Si t’en prends un, peut–être que tu vas bouffer un peu de Giavelli le rital, tu te souviens, avec les nougats dans le ciment et sa pochette en soie entre les amygdales pour pas l’entendre chialer après sa mamma ? Et les frères Borodine, Pfifelman et sa bande, Berda le pied-noir et ses sbires de Bab El Oued ? Si ça se trouve, il reste encore des petits bouts d’eux dans ton txangurro !
– Raymond…
– Et puis il y a ceux de chez nous qui se sont fait dessouder aussi. Pas de chance quand même, hein Maurice ? Max des Flandres qui faisait le guet. Tico–Tico, le roi du chalumeau. Berthier, l’ancien flic, qui est monté au casse avec moi. Le p’tit Gérard qui jouait les Fangio avec sa Renault 16. Tout ça aux crabes ! Tu sais quoi Maurice ? Peut-être bien que pendant quarante ans, j’étais mieux dans mon panier à salade que vous dans votre panier de crabes.
– Arrête Raymond, tu me files la gerbe avec tes histoires de bouffeurs de cadavres. Pourquoi tu dis des trucs comme ça ?
– Pour causer Maurice, pour causer du bon vieux temps ! Comprends–moi, j’ai pas parlé de ça depuis quarante piges. Presque cinq cents mois. Une quinzaine de milliers de jours !
– Je comprends Raymond, mais bon, quand même… alors, qu’est-ce que tu prends ?
– Tu sais quoi ? Je pendrais bien un ttoro, tu te souviens ?
–…
– Mais si, la soupe des pêcheurs, avec tous ces morceaux de poiscailles découpés qui flottent dedans. Souviens–toi, on avait boulotté ça dans ce tord-boyaux du côté des crampottes, au port des pêcheurs, la veille du casse !
– Mais Raymond, tu sais bien que j’y étais pas. J’étais à l’hosto ce jour-là. Souviens-toi que je me suis fait déglinguer la guibole par l’autre allumé, là, le mac de l’Albanaise, quand j’ai voulu relever son compteur.
– Bon sang, mais c’est bien sûr, t’es pas monté au casse avec nous ! C’est les haricots Maurice. Trois fois par semaine pendant quarante ans, c’est trop. Il paraît qu’à haute dose ça te monte au cerveau et ça te pète dans le mou. Ça laisse des trous, je te jure. T’as la boîte à souvenirs qui se confettise en emmenthal. Évidemment que t’y étais pas dans ce boui–boui la veille du braquage ! Sûr que t’as pas pu y goûter au ttoro. Tu devais te goinfrer de Mousseline à l’eau et de yaourt maigre à la compote sans sucre en reluquant le cul des infirmières martiniquaises pendant ce temps-là, hein, mon salaud ?
–…
– Quand on y pense, quelle chance tu as eu avec cette guibolle, quand même !
– Pourquoi tu dis ça Raymond ?
– Parce qu’on cause et que ça me traverse le ciboulot cette histoire. Qu’est-ce qu’il est devenu le mac de l’Albanaise ?
–Quelqu’un l’a descendu je crois…
– Tu crois ?
– Euh… non, j’en suis sûr même. Quelques semaines après le casse. J’étais encore à l’hosto…
– Ah oui, t'étais encore à l’hosto. Et moi, j’étais où ?
– Ben… t’étais tombé Raymond, tu te souviens pas ?
– Que j'suis con ! bien sûr que j’étais déjà tombé. Les condés chez moi à six plombes du mat et tout le tintouin ! Et Berthier, qu’est-ce qu’il est devenu ?
– Raymond, t’es sûr que ça va ? Tu l’as dit toi-même il y a pas cinq minutes. Berthier, il s’est fait dessouder !
–J’ai dis ça moi ? Mais pourquoi je l’aurais dit ? J’en sais rien, moi, si Berthier s’est fait dessouder ou pas. Il s’est fait dessouder, alors ?
– Mais j’en sais rien, Raymond, c’est toi qui viens de le dire.
– Il s’est pas fait dessouder, alors ?
–J’en sais rien, Raymond, j’en sais rien. Berthier, plus personne l’a revu depuis le casse.
– Sans blague ? Finalement je vais me laisser tenter par le crabe en souvenir de tout ça, pas toi ?
– Plutôt canette, pour moi.
– Non, non, non, pinces Monseigneur, comme moi. Et avec un vin du coin si possible
– Je te recommande l’Irouléguy d’Arretxea cuvée Haitza 2006.
– « Iroulé », comme dit mon ami Maurice alors, s’il vous plaît, merci.
– Tu le regretteras pas Raymond, tu verras.
– Mais je regrette rien, Maurice, je regrette rien. J’ai au moins appris ça en quarante piges de placard. Ne rien regretter. Et ne rien pardonner non plus d’ailleurs…
– Je me doute bien que ça a été dur pour toi, Raymond…
– Ça a surtout été longuement dur, c’est ça le pire !
– Oui, long aussi, je comprends, mais dis-toi que c’est fini maintenant et que te revoilà. Comme tu disais tout à l’heure, retour au point de départ !
– Je veux bien te croire Maurice, mais quarante ans plus tard quand même. Pas de vie, pas de femme, pas d’enfant, le trou du cul en chou–fleur et le cerveau gruyérisé, on pourrait croire que j’ai pas à me plaindre, mais quand même…
– Faut pas le prendre comme ça Raymond. T’es sorti et c’est l’essentiel. On va te donner un coup de main pour te remettre en selle !
– On ? Qui ça, on ? Regarde autour de moi Maurice, ils ont tous enfilé la redingote en sapin les « on ». Que de la dînette pour légiste, tous autant qu’ils étaient. Non, faut se faire à l’idée Maurice, il me reste plus que toi !
– Et alors, tu sais que j't’ai jamais laissé tomber.
– Je sais Maurice, et j’oublierai jamais la cantine !
– Attends, cent euros par mois pendant quarante ans, Raymond, je suis fier de l’avoir fait, tu sais.
– Je sais Maurice, je sais ce que je te dois !
– Non, non, non Raymond, tu me dois rien du tout, c’était normal entre potos.
– Quand même, ça t’a fait allonger combien, ça, en quarante ans ?
– Dans les quarante-huit mille euros…
– Ah ! quand même ! Quoi que, rappelle–moi, c’était pas en francs, avant les euro ?
– Ah oui, t'as raison, c’est vrai, on est passé en euro il y a quinze ans…
– Et donc ça fait que je te dois… ?
– Mais tu me dois rien, Raymond ! Pourquoi t'insistes ?
– Si, si, je vais me refaire, maintenant que je suis sorti, et je tiens à te rembourser, Maurice. Alors, ça fait combien ?
– Écoute, vingt-cinq ans à cent balles par mois, ça fait trois briques en anciens francs jusque fin 1999, et quinze ans à cent euro, ça fait dix-huit mille euros. Quelque chose comme vingt deux mille six cent euros d’aujourd’hui au total, si je compte bien.
– Mais tu comptes très bien, Maurice, tu compte très bien. Et très vite, en plus. Ça se sent que tu es dans le négoce, maintenant !
– Mais encore une fois, Raymond, tu me dois rien, je te jure, c’était de bon cœur !
– Je te crois, Maurice, mais quand même, tu te rends compte si on avait pu garder le butin ! Bon sang, quel pactole ! Sacré paquet d’artiche non ? On s’était fait quoi ? dans les quatre barres, non ? Toi qui comptes bien, ça ferait quoi, ça, en artiche d’aujourd’hui ?
– Autour de 610 000 euro, je suppose…
– Exact, Maurice. 609796,07 très exactement. Tu peux me croire, Maurice, j’ai gambergé ce calcul des milliards de fois. En me faisant bastonner par les matons, en me faisant défoncer par les prédateurs, en déglutissant leur bouffe à gerber, en chialant comme un môme à l’isolement, en tabassant des nouveaux pour sauver ma peau… tu peux me croire, Maurice, j’en ai eu des occasions de recompter. On était combien sur ce casse ?
– Cinq, pourquoi ?
–121959,21 euros par tête Maurice. J’aurais eu 121959,21 euros au chaud, aujourd’hui, tu te rends compte ? Plus les intérêts ! Pas besoin de t’emmerder pour me payer la cantine, Maurice. J’aurais même pas eu besoin de t’envoyer quelqu’un pour te rappeler de passer à l’euro !
– Attends, Raymond ! J’avais juste oublié. Je l’aurais fait de moi–même, je te jure, t’avais pas besoin de…
– Oui, oui, je sais, le black s’est un peu beaucoup emballé le moulin à baffes. Surtout avec ta femme. Mais crois-moi, si j’avais su que c’était la môme Monique, ta bergère, je lui aurais dit de prendre des gants, à l’Africain. Des gants de boxe, ha ! ha ! ha !
– Raymond…
– Non, non, je déconne, t'as raison, c’était de mauvais goût, excuse-moi. Donc on en était à 121959,21 euro, c’est ça ?
– Mais pourquoi tu tiens à parler de ça, Raymond. Le fric, il nous a filé sous le nez. On est montés au casse… enfin, je veux dire VOUS êtes montés au casse pour que dalle. Nibe !
– Je sais bien, Maurice, je sais bien, mais je peux pas m’empêcher de sorbonner. Tu visualises la scoumoune, quand même ?
– Ça, faut reconnaître que la planche à merdes était sacrément savonnée. Quand j’y repense…
– Et moi, tu crois que ça m’a pas tricoté les tripes, cette histoire, pendant quarante ans ? Et au crochet, en plus, tu peux me croire. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Maurice, j’en ai coulé, du tricotin, pendant des années !
– Qu’est-ce que tu veux, Raymond, quand ça veut pas, ça veut pas, y a pas à tortiller !
– Quand même, quand on y pense, l’autre Mannekenpis, là, Max le Belge, qui se torche avec une frangine à la Suze et au mêlé-casse au lieu de faire le guet. Il se cuivrait jamais l’œsophage avec des mystérieuses, l’Outre Crétin. Il lui fallait de la connaissance. Il vagabondait pas dans les amours nomades. Il donnait dans le national, voire le régional ; et encore, tendance terroir. Du genre qui tapine quartier Négresse, côté gare, sans jamais avoir osé aller voir la Vierge côté océan. Va savoir comment il a fini à l’étage d’un montant, à tirer un coup, au lieu de surveiller le nôtre, hein ?
– J’en sais rien, Raymond, j’en sais rien. Souviens-toi que j’étais pas là !
– Et l’autre, là, le Fangio de mes deux, le Trintignant de la Gordini, le Stirling Moss du double carbu, tu peux m’expliquer comment il a réussi à se faire embarquer notre caisse à la fourrière ? Avec lui dedans, en plus ?
– Là, faut reconnaître que c’était pas de bol. La faute à pas-de-chance…
– Quand même, quand on monte sur un braquos à quatre patates, on paye son parking, non ?
– Il a dit qu’il avait pas de monnaie. Qu’il pensait qu’en restant dedans…
– Il t’a dit ça ? Quand ?
– Ben quand on est allé récupérer le Belge à la morgue.
– Ah oui, c’est vrai qu’il a claqué avec sa connaissance, celui-là !
– Tu parles, elle était trop bonne, la frangine. Paraît qu’avec ce qu’elle lui a pompé, elle lui a pratiquement aspiré le cœur par le machin ! Tu lui aurais tartiné cent grammes de Colombienne directement dans le palpitant qu’il n’aurait pas lâché la rampe plus vite, a dit le Doc.
– Le doc... tu veux dire NOTRE doc ?
– Ben oui, Docteur Rosa, le véto. Moi, j’étais coincé à l’hosto avec ma guibole, mais je me tenais au courant quand même. Le moules-frites, il a senti venir le pâté, alors il a demandé à la monteuse de me prévenir.
– Donc tu connais cette frangine…
– Bien sûr que non, je lui ai juste parlé. Tu penses bien qu’avec un refroidi à l’étage, elle a pas attendu qu’on vienne lui desservir l’andouillette. Elle a filé en capote vite fait !
– En capote ?
– Capote, capote anglaise… filer à l’anglaise… en capote !
– Tu fais de l’humour, toi, maintenant, Maurice ?
– Non, non, excuse-moi, Raymond, excuse-moi.
– Parce que franchement, là, moi, tu vois, j’ai plutôt le zygomatique encarté à la CGT, tu comprends ? Grève générale ! 
– Oui, je comprends, après toutes ces années que tu…
– Et cette diva de la mouillette, là, cette serial pipeuse, vous avez jamais cherché à savoir qui c’était ?
– Ben non, pourquoi on l’aurait fait ?
– Peut-être parce qu’elle aurait aspiré la vie de celui qui devait protéger nos arrières ?
– Et alors ?
– Maurice, Maurice, te fais pas plus con que tu l’es et branche ta boîte à neurones. Elle n’était peut-être pas là par hasard, cette frangine !
– Tu veux dire que…
– Je veux dire que !
– Impossible, Raymond. C’était juste un casse qu'a merdé. Y a pas eu d’embrouille. Juste la poisse. Demande à tout le monde !
– Ben justement, Maurice, j’ai plus tout le monde. J’ai que toi pour le demander !
– Mais c’est normal, Raymond, en quarante piges, il s’en passe des choses. Des mecs, il en claque tous les jours.
– Oui, mais des mecs qui croisent la Faucheuse la même semaine où je tombe pour un casse, y en a pas bézef !
– Là, faut avouer qu’on a vraiment eu la guigne…
– Oui. Enfin, surtout eux et moi.
– Qu’est-ce que tu veux dire, Raymond ? J’ai pas eu la guigne, moi, peut-être ? Attends, je me suis fait péter le péroné à coup de batte de base-ball par un foldingue d’albinos…
– D’albanais.
– Oui, d’Albanais, c’est kif-kif ! Raymond, faudrait voir à voir à pas l’oublier, ça !
– C’est vrai, c’est vrai, Maurice. D’un autre côté, il paraît que t’as pas trop souffert parce que t’étais rond défoncé, allumé comme un sapin de Noël…
– Ouais, une chance, j’avais pris une sacrée culotte, ce jour–là, c’est vrai.
– À quatre heures de l’aprèm’…
– Qu’est-ce que tu veux, c’était l’époque où Monique et moi on faisait des marathons de jambes en l’air. C’était une précieuse, la Monique, à l’époque. Une foraine ! Elle te faisait le train fantôme, la grande roue et le chamboule-tout dans la même galipette, tu sais ! On était en pause syndicale à se requinquer au mêlé-casse quand l’autre Albinos…
– Albanais.
–… Albanais a débarqué. J’ai rien vu venir. Il m’a pété la quille du premier coup en hurlant que j’avais pas à m’occuper du turbin de sa gamine. Il allait même me fracasser la Sorbonne si Monique lui avait pas défoncé la calebasse à coups de bouteille à Suze.
– Décidément, sacré môme, la Monique, quand même !
– Je veux. Même qu’après elle a lui a refait les paupières à coups de tessons.
– Et le tyran de Tirana, il est passé où ?
–… ?
– L’Albanais…
– Ah, lui ? Disparu des radars. On dit qu’il aurait été lesté dans le port pour une embrouille avec des macs Moldaves. Ou des Monténégro.
–… grins.
– Grins si tu veux.
– Je veux. Donc on ne sait rien de cette fille.
– Quelle fille, Raymond ?
– La fille qu'a sifflé la vie du Belge, Maurice. Essaye de suivre !
– Non, rien.
–J’ai pas entendu dire qu’on parlait à l’époque d’une petite blonde permanentée un peu gironde avec de beaux poumons ?
– Oui, on a dit ça, mais des rase bitume en chignon à gros nichons, ça va pas chercher loin dans l’identification !
– Attention, Maurice, je trouve que tu deviens vulgaire.
– Excuse-moi, Raymond, je m’emporte.
– Tu devrais pas. Y a vraiment pas de quoi.
– Oui, c’est ce que je pense aussi.
– Et de ton txangurro, t'en penses quoi ?
– Mon crabe ? Franchement, il est délicieux. C’est mon plat préféré, ici, quand je mange tout seul. Parce que Monique elle…
– Je sais, c’est la canette. Dis donc, me dis pas que c’est ta cantine, ici.
– Un peu, si, je l’avoue. Monique aime tellement déjeuner ici.
– Et bien je suis content que ça te plaise. En fait, ça te va même comme un gant, ce côté un peu lourdingue, là, avec le grand lustre en cristal, la déco rococo, les corniches en stuc, les moulures, les cimaises. Même les rideaux, ça te va bien, ces lourds imprimés jaunes avec leurs gros cordons à pompons. Nappes blanches, verres en cristal, couverts en argent. Tu te rends compte qu’il y a quarante ans, on les aurait chourés, les couverts, Maurice ? Plein les fouilles, ni vus ni connus je t’embrouille ; et si le chef des loufiats s’était approché de nous à la sortie : coup de boule direct, double dribble dans les roubignoles et hop, on se serait carapatés en bagnole. Hein qu’on aurait fait ça, Maurice ?
– Oui, bien sûr, à l’époque, mais c’était il y a quarante ans, Raymond…
– Ouais, je sais. Et au lieu de ça, on est là tous les deux, comme deux bourges, enfin... surtout toi, à déguster un menu étoilé arrosé d’un Irouléguy d’Arretxea, avec vue sur l’océan et le sable fin de la Grande Plage qui court jusqu’aux petites falaises du phare tout blanc. La belle vie, non ? Je comprends que Monique et toi vous aimiez ça. Franchement, je comprends. Et tu sais quoi ? Quand j’ai réservé, j’ai demandé votre table, celle-là, juste exprès pour te faire plaisir. Dis donc Môssieur Maurice, t’es connu comme le loup blanc, ici ! Bon, alors, et ton crabe, dis-moi ?
– Mais j'te l’ai déjà dit, Raymond, délicieux !
– Et le petit goût ?
– Quel petit goût ?
– Je sais pas, moi, un petit goût de faux flic, ou de chalumeau…
– Écoute Raymond, mais qu’est-ce que tu cherches à la fin ? Tu veux parler de Berthier et de Tico-Tico ?
– Par exemple.
– Tu sais bien ce qui s’est passé.
– Ben non, justement. J’ai pris une bastos au moment où Tic Tac a forcé la moqueuse du jacot, et du coup, ça a été l’interlude. Plus de son, plus d’image. Je me suis réveillé avec un barbaudier et un flicard au tapis, Tic Tac la cervelle en coulis dans le coffiot, et mezigue menotté par toute la flicaille de Biarritz et de Navarre.
– Tout le monde sait ça, Raymond. Le braquos est parti en vrille, y a pas à dire, c’est sûr, mais t’as bien entendu au procès : la maison poulaga a débarqué et tu les connais, eux c’est : j’arrose d’abord et je trinque ensuite. Et bien ils ont arrosé et vous avez trinqué C’est là que tu t’es fait ventiler le poumon. Avant ou après avoir aéré le gardien, on n’a jamais su, vu que ça t’a macramé les tissus mémoriels. Mais en tout cas, c’était avec ton flingue. Et pendant ce temps-là, Tico Tico se faisait déplafonner la mansarde d’un coup de riflard par le poulet qu’il venait de truffer au plomb de 22. Quant à Berthier…
– Oui, parlons-en de Berthier, tiens !
– Ben justement, y a rien à en dire, vu qu’on l’a jamais retrouvé, Berthier. T’es bien placé pour savoir ce qu’a dit le proc: « Vu que Monsieur Berthier nous a brisé la politesse pour échapper à la douloureuse, et bien c’est Monsieur Raymond qui va payer la dette avec perpète ! ».
– Oui. Enfin... presque.
– Comment ça, presque ?
– Le proc, il a presque dit ça. En fait, il a dit : « vu que Monsieur Berthier nous a brisé la politesse avec les pépettes… ». Avec les pépettes, tu te souviens pas de ça, Maurice ? Avec les pépettes, les 609796,07 euro, les quatre patates !
– Allons Raymond, t’imagine Berthier, avec ses poumons en orgue à gauloises, ses pieds plats comme des planches à voile et sa ceinture en gras-double, se tirer du bide dans la mitraille avec deux grands sacs de marins pleins d’artiche ?
– Ça tenait dans deux grands sacs, t’es sûr ?
– Ça tenait. Enfin en tout cas, ça aurait pu, oui, c’était ce qu’on avait prévu, non ? De toute façon, si Berthier avait eu du raisonnement, ça se serait su. Et puis il aurait pas été flic ! Crois–moi, l’oseille n’a pas quitté la banque et les tauliers de la Monégasque de Crédit vous l’ont foutu sur le dos pour pouvoir se le faire rembourser par leur mutuelle. Les enflures ! Vous faire ça, à vous !
– Merci pour ta compassion, Maurice, mais pousse pas le bouchon trop loin, tu veux ?
– Qu’est-ce que tu veux dire, Raymond ?
– Rien, rien, je cause, j’exgésèse, je tergiverse, je suppute… Parce que si Berthier, par exemple, nous l’avait mise façon Sodome et Gomorrhe ?
– Comprends pas…
– Bon, oublie Gomorrhe. Sodome, tu conceptualises ?
– Tu veux dire qu’il nous aurait…
– Oui Môsieur, et profond-profond, même !
– Ça alors, j’y avais pas pensé…
– Encore une fois, Maurice, te fais pas plus jobard que t'es. Ça t’a jamais effleuré qu’il aurait pu se la jouer façon prends l’oseille et tire–toi, Berthier ?
– Je te jure, Raymond, pas une seule seconde ! Ça alors, mais quel salaud !
– Attends, t’emballe pas, Maurice, j’affirme pas, j’envisage !
– Ouais, mais quand même, Raymond, maintenant que tu le dis, ça se tient. Le Berthier, il maqueronnait assez de frangines pour en trouver une prête à se saliver le Belge, il avait aussi son rond de serviette à la table poulaga pour faire embarquer la caisse de P’tit Gérard à la fourrière et, quand j’y pense, il a même pu se faire passer pour le flic qu’il était à la Monégasque ; histoire de dessouder tout le monde par surprise. Tu sais quoi, Raymond ? t’as peut-être bien raison !
– Tu sais, j’ai pas de mérite. J’ai eu quarante piges pour gamberger le problème. Mais le passé, c’est le passé, mon bon Maurice. Dis-moi plutôt, elle est aussi bandante que ça, ta Monique, pour que vous soyez toujours maqués ? T’as pas une photo ?
– Si, bien sûr. Tiens, regarde, c’est elle, là…
– Oh Maurice, cache–moi ça, cache–moi ça ! Quarante ans de gaule en retard et tu me défourailles un canon pareil, t’es fou, ou quoi ?
– Elle est bien foutue, hein ?
– Je veux, oui ! Elle a encore tout ce qu’il faut pour rentrer tard le soir. Et côté vilebrequin, ça turbine toujours ?
– Raymond, tu peux pas savoir. C’est une foraine, je te l’ai dit. Tu te mets au pieu avec elle, t’éteins la lumière, et c’est parti. La Foire du Trône et la Fête à Neu Neu réunis, à côté, c’est plus mou qu’une balade en barque au bois de Boulogne. Je vais te dire, Raymond, au pieu, la Monique, c’est Luna park à elle toute seule.
– Et bien je vais te dire une bonne chose, mon petit Maurice, quand je la reluque en photo, je veux bien te croire, mon salaud. Dis donc, elle a toujours été brune ?
– Mais non, tu te souviens pas ? Elle était blonde, avant, genre toute moutonnée. Le carré noir, ça date de quelques années. Elle dit que ça fait ressortir son côté dominatrice. Et honnêtement, Raymond, entre nous, son petit côté sado, ça m’a toujours fait triquer. Mais alors là, avec le carré noir !
– Oui, je me souviens d’elle, maintenant. Elle a vachement maigri, dis–donc…
–T’as remarqué ? Ça lui ferait plaisir. Douze kilos depuis qu’on s’est menotté les annulaires. Une heure de gym chaque matin et natation l’après–midi. Dans notre piscine chauffée l’hiver et à la plage du Port Vieux en été. Raymond, à son âge elle a encore les seins qui tiennent tout seul. Bandés, ils sont tellement fermes que tu t’y crèves un œil, si tu fais pas gaffe. Et son cul, Raymond, musclé à t’en écraser des noix de cajou sans le moindre effort !
– Amoureux, à ce que je vois ?
– Quarante ans que ça dure !
– Ouais, quarante ans… Alors, ton crabe ?
– Merde, quoi mon crabe, encore, Raymond ?
– Ce petit goût de Berthier ?
– Encore !
– Écoute, Maurice, tu devrais peut-être aller te badigeonner à l’Alka Seltzer, parce que maintenant, va falloir pétiller d’astuce pour pas trop m’énerver.
– Comprends toujours pas !
– Maurice, un branque comme Berthier avec assez de biffetons pour se torcher chaque jour sans entamer ses économies, ça ne passe pas inaperçu. Un nouveau riche, un mariolle, un parvenu, ça disparaît pas. Ça peut pas. Ça finit toujours par se la ramener. Ici ou ailleurs, ça affiche ses pouliches, ça gloriole dans ses bagnoles, ça craque pour des baraques où ta piscine de négoce, elle ne servirait même pas de bidet. Tu comprends ? Et moi, pendant quarante ans, à chaque taulard qui entrait ou qui sortait, à chaque maton qui passait, à chaque baveux, à chaque parloir, pendant quarante ans, j’ai demandé si quelqu’un ne connaissait pas une grande gueule aux pieds plats, une truffe essoufflée suant la nicotine, ou un double gras blindé aux as. Alors Berthier, crois-moi, il s’est pas tiré avec notre oseille !
– Bon, ben alors c’est comme je disais au début, Raymond. Vu qu’il s’est pas fait cadavériser sur place, il s’est tiré la queue entre les jambes quand il a vu que tout foirait et il se fait minable quelque part pour se faire oublier.
– Et où veux-tu qu’un type fauché avec la flicaille aux basques se planque pendant quarante ans dans les environs de Biarritz, Maurice ? Un paumé sans blé, ça se remarque encore plus qu’un ex-condé blindé. Non, mon petit Maurice, tu ne m’enlèveras pas de l’idée qu’on lui a écourté l’espérance de vie, au Berthier. T’as pas idée de qui ça pourrait être, par hasard ?
– Qui ?
– Celui qui l’a écourté.
– Pourquoi tu me demandes ça, Raymond ? Comment veux-tu que je sache ?
– Parce que moi je peux pas savoir, Maurice, vu que j’étais ailleurs pendant perpète. Mais toi t'étais là. Même si t'as laissé une main dans la culotte de ta Monique pendant tout ce temps, je suis sûr que t’as pas complètement passé l’autre, hein ? Je me trompe ?
– Ben non, bien sûr, disons que je continue à m’informer…
– Disons que tu montes bien sur des affaires de temps en temps, non ?
– De temps en temps, c’est vrai, mais que de l’arnaque, Raymond, que de l’arnaque, de l’entourloupe, de la carambouille. Plus de casse, plus de braquage. Je défouraille plus, Raymond, je te jure, c’est plus de mon âge !
– Sauf de la braguette, hein, mon salaud ? Sauf de la braguette !
– Ah ! Ah ! Ah ! Quel con tu fais, Raymond.
– Bon alors... Berthier ?
– Quoi, Berthier, encore ? On vient juste d’en parler !
– Berthier, il s’est fait écourter, lui aussi, ou pas ?
– Je te dis que j’en sais rien, Raymond. T’es sourd, ou quoi ?
– Allez, Maurice, tu peux me le dire, à moi. C’est Raymond, ton vieux pote Raymond, celui qui sort de quarante hivers en cabane !
– je sais d’où tu viens, Raymond, mais Berthier je l’ai jamais revu depuis la semaine du casse. Rien vu, rien entendu, je te jure.
– Tu sais pas où il est ?
–J’en sais rien ! Il est sûrement mort !
– Il est mort ?
– Sûrement, si personne l'a jamais revu, il peut être que mort !
– Mort, t'es sûr ?
– Mort, j'te dis. Mort de chez mort, tu peux me croire !
– Dans ce cas, tu saurais pas où il serait mort ?
–… ?
– Maurice, si Berthier est mort, tu sais où il est mort ?
– Comment je le saurais, Raymond ?
– Tu sais pas où il est ?
– Non je te dis !
– Même pas dans ton crabe ?
–… ?
– Dans ton crabe, Maurice, t’as pas un petit goût de Berthier ? Fais un effort, quand même ! c’est pas que ça ait de l’importance, à présent, mais c’est intéressant à savoir, non ?
– Savoir quoi ?
– Savoir si quelqu’un lui a pas lesté le cuir des pieds pour le planter dans les algues au fond de l’océan, par exemple.
– Pourquoi tu dis ça, Raymond ? Pourquoi quelqu’un l’aurait balancé aux poiscailles ?
– J’en sais rien, Maurice. Pour pas qu’on le retrouve, par exemple. Après quarante ans, tu sais, il reste plus grand-chose dans la flotte, surtout si y a des crabes.
– Mais arrête, avec tes crabes, Raymond ! Ça me débecquete, ton histoire.
–C’est vrai, excuse–moi, il peut pas y avoir de Berthier dans ton crabe quarante ans après, ça tient pas debout. T'as raison. J’espère juste que tu mangeais pas déjà du txangurro à la Villa Eugénie à l’époque, parce qu’alors là…
– Voilà, t’as gagné ! Maintenant, j’ai plus faim !
– Si ça se trouve, c’est pour ça qu’ils le cuisinent au galanga.
– Pour ça quoi ?
– Pour faire passer le goût du Berthier !
– Oh, on peut parler d’autre chose maintenant, oui ? Désolé de te le dire, Raymond, mais ça t’a pas arrangé, la taule.
– Excuse-moi, Maurice, mais la taule, ça arrange rarement, tu sais. Ah non, c’est vrai, tu sais pas, toi. T’en as jamais fait, toi, de la taule.
– Alors ça, c’est la meilleure ! tu vas quand même pas me reprocher d’avoir été assez malin pour l’éviter ?
– Malin ? Je croyais que c’était par chance, que tu y avais coupé.
– Ce jour-là, c’était par chance ; ou plutôt par malchance, vu ce que ce brutal a fait de ma jambe. Tu sais quand même que j’ai boité pendant plus de six mois ?
– Je compatis Maurice.
–C’est ça, fous–toi de ma gueule ! Et pour les autres fois, oui, j’ai été plus malin. T’avais déjà fait six mois de taule avant le braquage, non ? P’tit Gérard aussi, non ? Et deux mois pour le Belge, pas vrai ? Et bien moi je me suis jamais fait embastiller parce que j’ai toujours été plus malin. Et alors, c’est un crime ?
– Oh là, passe en frein moteur, Maurice, tu vas te serrer le joint de culasse !
– Avoue qu’il y a de quoi s’apoplexier, non, avec toutes tes questions à la con, Raymond ! On peut passer à autre chose ?
– T'as raison, Maurice. Moi aussi ça m’a rabattu la fringale, toutes ces histoires. Bon allez, on oublie le crabe et on passe au dessert, ça te dit ?
– D’accord, Raymond. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
–…
– Bon alors, qu’est-ce que tu prends, Raymond ?
– Ta voiture.
– Quoi, ma voiture ?
– C’est quoi ta voiture ?
– Un X6. Une BMW X6. Pourquoi ?
– Alors je prends ça.
– Tu prends ça, quoi ? Comprends pas !
– Une BMW X6. Comme dessert je prends une X6. Ta X6 !
– Mais Raymond…
– Allez Maurice, fais-la simple et passe-moi les clés.
– Mais…
– Maurice ! Maurice ! Maurice ! À soixante-dix patates la caisse, avoue que ça fait pas cher du dessert, pour un vieux frangin dans le besoin qui s’est fait souffler 121959,21 euro par la faute à pas de chance !
– Quoi ! ?
– Maurice !
– Bon, écoute… je trouve que tu y vas un peu fort, Raymond, mais si t’es dans le besoin à ce point…
– Attends, qu’est-ce que tu fais, là, Maurice ?
– J’enlève les autres clés. Je te laisse celles de la BM, pour te dépanner. Avec le porte-clés, en plus.
–C’est quoi, les autres clés ?
– Celles de la villa…
– Alors laisse, laisse, je prends aussi.
– Comment ça, tu prends aussi : la villa ?
– Oui. Tu vois, moi, après quarante ans de cantine, je ne suis pas très crabe, mais par contre, je suis resté très dessert.
– Mais Raymond, tu peux pas. Ça sert à rien. C’est pas parce que t'auras les clés que la villa sera à toi ! Tu peux pas vivre dans quelque chose qu’est pas à toi !
– Tu le fais bien, toi.
– Comment ça, je le fais ?
– Raymond, t'es certain que cette casbah est à toi ?
– Putain ! bien sûr qu’elle est à moi ! J’ai investi un paquet de pognon comme tu peux même pas imaginer, dans cette baraque. Comment tu peux dire qu’elle est pas à moi !
– Peut-être parce qu’elle est à Monique. Légalement, je veux dire. Elle est à Monique, non ?
– Oui, elle est à son nom, mais que pour la paperasse, juste pour échapper aux schmits en cas d’embrouille, c’est tout.
– Alors c’est nickel, puisque je la prends avec.
– Tu prends quoi avec quoi, Raymond, j’imprime plus, là ?
– Je prends Monique avec la villa, comme ça, tout roule. J’ai une belle baraque, une belle femme, et une belle bagnole. Franchement, je te remercie, Maurice.
– Tu me remercies ? Attends, j’hallucine, tu me remercies de quoi ?
– D’avoir gardé mon pactole au chaud pendant tout ce temps, Maurice.
– Non mais attends, espèce de vieux taulard à la…
– Maurice, Maurice, mon petit Maurice, on n’élève pas la voix et on reste poli, parce que je sais que tu t’es trop embourgeoisé le bonnetier pour te porteflinguer le costard, alors t'es un peu à poil, sur ce coup-là, pour monter dans l’arrogance. Par contre, le queue-de-pie, là-bas, avec sa carrure à déplacer les fourneaux, il est pas vraiment de la famille à Eugénie, si tu vois ce que je veux dire.
– Attends, Raymond…
– Justement, j’attends : les clés !
– On peut s’arranger…
–C’est tout arrangé, Maurice. Ta maison, ta femme, ta voiture, et tant que tu y es, tu laisses aussi les clés du bateau et du mas dans l’arrière-pays. Pour la banque, le magot et les économies, c’est déjà fait.
–C’est déjà fait quoi ?
– Monique s’en est occupée pendant que nous déjeunions.
– Monique ?
– Et oui, Maurice. Ta Monique, c’est plus qu’une gagneuse.
– De toute façon, c’est moi qui ai tous les codes !
– Que tu crois ! Il paraît que dès qu’on te chatouille les joyeuses, tu deviens loquace comme une bignole, et la Monique, c’est un sacrée chatouilleuse, tu te souviens pas ?
– Me dis pas que… Comment t'as pu l’embringuer dans une telle arnaque ?
– Arnaque, arnaque, quel vilain mot. Et puis c’est pas moi, Maurice. C’est ta Monique qu'a encore tout gambergé. Comme elle a tout gambergé à l’époque.
– Monique, mais pourquoi elle aurait fait ça ?
– Parce qu’elle a appris ma remise de peine et qu’elle s’est dit que quarante ans de colère et de gamberge à la compresse dans le caisson à neurones d’un Raymond, ça pouvait faire pas mal de grabuge à l’air libre. Alors elle a pris les devants.
– Elle est allée te voir en cabane ?
– Et comment ! Bien sûr, j’ai pas eu la chance qu’on lui laisse m’aspirer l’âme par le goulot comme elle a fait à l’autre Manekennpis à l’époque du casse, mais je t’accorde qu’elle a encore un sacré coup de main en pot-de-vin, ta bergère !
–…
– En pot-de-vin, Maurice… sous la table, quoi !
– Non !
– Si !
– La salope !
– Que veux-tu, elle avait tout à y gagner. On se met à la colle à notre tour et tout ce qui était à moi reste à elle. Avec en prime, dans son paddock, un étalon avec quarante ans de gaule en retard à rattraper. Pour elle, c’est tout bénef : elle se fait caramboler à neuf sans se faire dessouder !
– Attends, Raymond ! t'es sûr qu’elle t’a bien tout dit, histoire de savoir avec qui tu t’embarques ?
– Quoi, qu’elle t’a convaincu de te faire correctionner le péroné pour ne pas monter au casse ? Qu’elle a goulotté le Belge pour l’empêcher de faire le guet ? Qu’elle a fait embarquer la caisse du Fangio par Berthier en échange d’une partie de Culbuto ? Qu’elle lui a fait décoiffer la Sorbonne du décoffreur à coup de soufflant pour qu’il soit le seul à rafler le magot ? Que tu l’as fait becqueter par les araignées à pinces au large du vieux port ? Oui Maurice, elle m’a raconté tout ça.
– Et tu l’as crue ?
– Bien sûr. Joli plan. Berthier disparaît à jamais avec le flouz. Toi, tout le monde est témoin que t’étais pas dans le coup, avec ta guibole en kit. Le pognon transite petit à petit par Monique qui le lessive plus blanc que blanc dans vos boutiques… bien sûr que j’y crois !
– Et t'es sûr de rien oublier, Raymond-la-Science ?
– Quoi ?
– Et les trois pastilles Valda qui t’ont aéré les poumons, elles venaient de qui ?
– De Monique aussi, je suppose.
– Tu lui as posé la question ?
– Non, Maurice. J’ai pas eu cette goujaterie-là. Avec les dames, y a des choses qu’il faut savoir deviner sans demander. Et tu sais pourquoi ?
– Parce que la taule t’a ramolli du bulbe, peut–être ?
– Non Monsieur. Parce que le Berthier, c’est moi qui devais le fumer pour disparaître avec le pactole.
– Alors là, première nouvelle. Jamais Monique m’a parlé de ça, sinon elle m’aurait demandé de me préparer à te descendre !
– Normal, puisque c’est moi qui devais te descendre. Tu comprends le pourquoi du comment, maintenant, Maurice ? Tout ce que t'as depuis le casse, c’était prévu pour moi, à l’origine. C’est pour ça qu’il y a pas de mal à ce que ça se recycle aujourd’hui.
– Tu te rends compte de ce que tu dis, Raymond ? Ça veut quand même dire que Monique t’a empapaouté profond, non ?
– je suis d’accord avec toi, Maurice, mais reconnais que de sa part, c’est du bel ouvrage. Admets qu’elle a pas le Delco au niveau de la culasse, la Monique. Moi, quand je vois une particulière de cet acabit, je vengeance pas, Maurice, j’opportunise, je prébende, je jointventure ! Alors aboule tes rossignols et n’en parlons plus.
– Quoi, tu crois vraiment que je vais te laisser me défiscaliser comme ça et me refiler avec la douloureuse en plus ? T’es resté trop longtemps à l’ombre, Raymond, ça t’a mis le potager à gamberge en jachère. Tu crois vraiment que la Monique et moi on t’a pas vu venir ? Un type comme toi, après quarante ans dans les ordres de la République, ça a trop faim pour partager. Ça a même trop faim tout court. Ça se cale les joues sans discernement.
– Qu’est–ce que ça veut dire Maurice ?
– Ça veut dire que le petit goût de Berthier dans ton crabe avec lequel tu me bassinnes depuis tout à l’heure, et bien c’est pas vraiment du Berthier…
–… ?
Tropomyosines Raymond. Une toxine des crustacés qui résiste à la cuisson. Tu te souviens pas que t'étais allergique au crabe ? Avec ce que tu t’es goinfré, ça m’étonne que tu sois pas déjà secoué par un choc, allphi… hallarti… fanali…
–Anaphylaltique, Maurice. C’est anaphylaltique, qu’on dit, quand on sait causer.
–C’est ça, mais tu feras moins le mariole quand viendra la secousse, Raymond, crois–moi. D’ailleurs tu m’impressionnes, tu sais ? Ça aurait déjà du te décérébrer les méninges, la dose que Monique m’a demandé de te faire boulotter.
– Ça doit être à cause de l’antidote.
–… ?
– Qu’est–ce que tu crois, Maurice, que j’étais assez cave pour me laisser embobiner par celle qui m’a envoyé au trou pour quarante ans ? Quand elle m’a demandé d’assaisonner ton assiette à la sauce faucheuse, je me suis bien douté qu’elle te fournirait aussi de quoi me faire disjoncter le palpitant. Alors j’ai pris les devants.
– Tu veux dire que tu m’as…
– Mais non, Maurice, mais non. Je sors pas de quarante ans de cabane pour y replonger. Je vais vous dépouiller tous les deux, ça me suffit largement.
– Comment ça, tu vas nous dépouiller ?
– Pas avec du poison, rassure-toi. Juste avec un autre genre de micro-organisme.
– De micro-organisme ?
– Oui, micro comme micro, tu vois, le petit bidule à ma boutonnière. Tu croyais que c’était quoi ? La légion d’Honneur, peut-être ? La Médaille du Taulard pour quarante ans de bons et loyaux sévices ?
–T’as tout enregistré ?
– Aussi bien qu’à confesse, Maurice.
– Mais pour qui ?
– Pour le pingouin là-bas. Tu l’as vraiment pris pour un porte flingue, ce faux maître d’hôtel ?
– Mais qu’est-ce qu’il a à voir dans notre histoire, celui-là, Raymond ?
– C’est le petit Chaumard…
– Le petit Chaumard ?
– Oui, celui que Monique a orphelinisé en faisant dézinguer le maton par Berthier pendant le casse, avant de me mettre ce crime sur le dos.
–Le fils du maton ? Mais qu’est-ce qu’il fait là ?
– Il prend sa revanche, Maurice, en me laissant prendre la mienne. Avant qu’on passe à table, il a déjà serré Monique, et maintenant il est là pour toi. Imagine-toi qu’il est devenu commissaire à la Crim’, le drôle !
– Un roussin, un poulardin ? Tu m’as piégé pour un bourre ? Mais t’y gagnes quoi, dans cette embrouille ? Merde, Maurice, on aurait pu s’entendre, revoir les barèmes, voire redistribuer, alors que maintenant tu vas te retrouver dehors à poil, sans un rave, à la rue !
–J’y gagne ce que la Monique a vidé de la banque et de tes coffres pour se faire la belle en solo.
– Quoi, ce flic t’a promis ça ?
– Excusez-moi, Messieurs, puis-je me permettre d’interrompre votre conversation ?
– Je vous en prie, commissaire, j’expliquais justement à Monsieur Maurice que nous touchions à la fin de cet entretien et qu’il allait devoir vous suivre.
– Tout à fait, Monsieur Raymond, et vous allez devoir l’accompagner.
– Moi ? Mais pourquoi ?
– Parce qu’il apparaîtra clairement de cet enregistrement quelques tentatives d’extorsion de fonds, de chantage et de menace de mort qui devraient vous reconduire assez vite à partager, sinon la cellule, au moins le même type d’établissement que celui dans lequel vient de s’inviter votre ami.
– Mais, et notre accord ?
– Quel accord ?
– Le fric de la Monique…
– Quel fric ?
– Celui qu’elle a sorti de ses coffres en liquide et que nous devions nous partager ?
– Attention à ce que vous insinuez, Monsieur Raymond. Une accusation de corruption, ça pourrait me mettre la colère.
– Et bien colère ou pas, Chaumard, vos aveux à vous aussi, sont sur l’enregistrement.
– Je ne vois pas ce qu’il y a de compromettant pour moi dans cet enregistrement, Monsieur Raymond. Et j’apprécie assez peu vos insinuations au sujet de Madame Monique…
– Madame Monique ? Quoi Madame Monique ? Monique et vous, vous… ?
– Le destin, Monsieur Raymond, le destin. Orphelin à la suite d’un odieux braquage, on m’a généreusement trouvé un poste dans la pénitentiaire où je me suis arrangé pour remonter jusqu’à vous. C’est en organisant vos premiers parloirs avec Madame Monique que j’ai noué avec elle des liens, disons, plus personnels…
– Mon beau salaud !
– Vous avez raison, Monsieur Maurice. Bougrement solaire, votre Monique. Foraine, comme vous dites. Avec vingt piges de moins, il m’a même fallu reprendre le jogging pour tenir la distance.
– Merde, Maurice, tu vois où on en est, à cause de toi ? Monique et mon garde-chiourme qui nous renvoient en zonzon pour aller se dorer la pilule avec notre artiche !
– Oh ! ne vous y trompez pas, Messieurs, votre voltigeuse de la boîte à chinois n’a jamais eu la générosité partageuse. Je ne me suis jamais fait d’illusion sur ses intentions.
– Ne me dites pas qu’elle a changé de paroisse en vous brisant la politesse ?
– Non. Elle a juste essayé de passer au bleu en semant du poivre…
– Quoi, elle s’est évaporée avec le pognon ?
– Hélas oui, Messieurs, c’est à craindre. J’ai bien peur qu’on ne la retrouve jamais. Ni l’argent, d’ailleurs. Un peu comme avec Monsieur Berthier.
– Ne me dites pas que…
– Que quoi ? Que votre araignée de mer était une femelle, et qu’elle avait plus un petit arrière-goût de Melé-Casse que de Berthier ?
– L’enfant de salaud !
– Oh, rassurez–vous, messieurs, nous entreprendrons toutes les recherches possibles aussi longtemps qu’il le faudra, et tant qu’elle ne sera pas retrouvée morte ou déclarée disparue, je m’engage personnellement à veiller sur l’ensemble de son patrimoine.
– Le fils de pute !
– Dis-moi, Maurice, on parle de combien d’oseille, que vient se s’embourber cette engeance de gaffier ?
– Deux cents patates dans celui des boutiques, autant dans le coffiot perso à la banque.
– Des patates de quoi ? Des euro ? Tu veux dire quatre cents briques ? Quatre barres ? Je calcule plus, là !
– À quoi ça sert, Raymond, puisqu’il nous a tout enfumé. Pas la peine de te défibriler le cœur à la calculette.
– Merde, Maurice, quatre cent mille euro !
– Sans compter le blindé de la villa.
– Quoi, t'avais un autre jacot dans ton bunker ?
– Ouais, et tu vas rire quand tu sauras ce qu’il y avait à l’abri, Raymond.
– Ça m’étonnerait, Maurice.
– Oh, que si ! Dans mon jacot, j’avais 121959,21 euros. Ta part du casse. J’y avais jamais touché, question de superstition.

FIN