mardi 29 décembre 2015

Nouvelle N°11 ... Anonyme à la Une

 
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— Insinueriez-vous, par hasard, que je fais mal mon travail ?
Lucien accuse un mouvement de recul.
— Pardon ?
— Je vous demande simplement si vous êtes en train d’insinuer que je fais mal mon travail ?

Lucien interroge d’un regard les alentours. Les nuages sont bas sur la rase campagne, ce qui rend les vaches, au loin, nerveuses.
Face à lui, la femme aux yeux bouffis a croisé ses bras, haut sur son pull en laine violine, et dodeline du menton. Certainement sa manière d’attendre. Aussi Lucien se justifie, dans un soupir :
— Non, je n’ai jamais dit ça. J’ai juste dit que je ne trouvais plus ma carte de résident.
Les bras de la femme se décroisent d’indignation. Le regard noir, elle réplique en martelant sa poitrine d’un index furieux.
— Oui, mais alors si moi, je vous laisse passer sans carte de résident, c’est que je fais mal mon travail, n’est-ce pas ? Ici, c’est une déchetterie municipale !
Elle avait prononcé ce dernier mot en arrondissant les lèvres, articulant chaque lettre afin de redonner à ce titre toute sa grandeur. M-U-N-I-C-I-P-A-L-E.
— Il y a des règles, ici. Seuls les résidents peuvent déposer leurs encombrants.
— Mais JE suis résident ! Je ne sais plus comment vous le dire !
Les mains de Lucien retombent le long de ses cuisses avec un claquement lourd.
— Et qu’est-ce qui me le prouve, sans carte de résident ?
Lucien fait mine de s’arracher les cheveux puis souffle avant de reprendre :
— Mais enfin Odile ! Vous me voyez passer depuis dix ans ! Dix ans ! Vous pouvez bien faire une exception, aujourd’hui ?
Odile a ce haussement de sourcil, sec et vexé, qui signifie que ce n’est pas le genre de la maison.
— Si je fais une exception aujourd’hui pour vous, il faudra que je fasse une exception pour un autre demain !
— Il n’y a personne, Odile ! Personne ne le saura ! On est à dix kilomètres de la première maison et tout le monde s’en fout, voyons !
Erreur. Tout le monde ne s’en foutait pas. Le ton était monté. Les vaches, au loin, en avaient redressé leurs grosses têtes, mais cela ne changeait rien aux lois de ce pays.
— Impossible. C’est le règlement.


Odile aime le règlement.
Le règlement est bon.
Il est juste.
Elle l’a plastifié, relié et protégé par une vitrine, dans son bureau. D’après cette Bible, elle est la Responsable du site. Avec une belle majuscule qui résonne sur plusieurs phrases. C’est grâce à Odile si les détritus sont triés, recyclés, s’ils atteignent leur ultime mission. Sous son œil juste et impérieux, de vulgaires ordures se transforment en richesses. Une nouvelle vie s’offre et le monde devient meilleur, c’est évident.
Mais personne ne reconnaît l’importance de sa vie, dans ce trou paumé.
Tous au village toisent Odile d’un œil dédaigneux, elle le voit bien, comme si ses mains étaient couvertes de merde et qu’elle sentait le vomit de la veille. Chaque fois qu’Odile y pense, la douleur au ventre revient. C’est grâce à l’un si le village reçoit du pain trois fois par semaine. Grâce à l’autre si les matchs de football sont diffusés sur grand écran…
Mais que feraient-ils, tous, sans déchetterie ?
Odile ricane… Comment se débarrassaient-ils des pourritures crachées par leurs foyers, jour après jour ? De toutes ces ordures qui sont le reflet de leurs propres vies et qu’ils oublient bien vite en les jetant aux pieds d’Odile. Cent fois par jour, ils devraient la remercier !
Mais, au lieu de ça, toujours on la compare aux éboueurs…
Odile fait bien plus que ramasser, elle. Ses containers, elle les bichonne et elle dépasse de loin les directives nationales, jusqu’à sous trier les déchets en fonction de leur durée de dégradation. Voilà ! Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Alors que les éboueurs, eux, mélangent tout dans le même container ; elle les a vu faire, oui ! Un jour qu’elle était par hasard à l’angle de la rue... Alors elle ne cesse d’enrager en les regardant se pavaner dans leur camion poubelle. Pire, quand ils lui racontent leurs étrennes.
Odile ne reçoit jamais d’étrennes alors que le règlement l’autorise.
Elle effleure d’un doigt timide la précieuse vitrine, dans son bureau. Le monde entier pourrait… Si seulement.
Quelques pas nerveux et puis Odile se mord les lèvres. Elle marmonne et râle au ciel que tout n’est que pourriture ici-bas et qu’elle n’en peut plus de se sentir sale, entourée de leurs déchets à eux. Elle râle que cela doit cesser et qu’il faut justice. Que sa vie doit être reconnue. Elle maudit et jure de trouver alliés.

— Oh tu exagères, Odile !
De toute manière, il n’y comprend rien, lui non plus.
Au début de leur mariage, Jacques aurait été solidaire, compréhensif. Mais depuis que l’ADSL a envahi le village, Odile est transparente à côté de ces images folles et incessantes.
— Arrête de te plaindre, un peu ! Tu veux quoi ? Être connue, c’est ça ?
— Non, je veux être reconnue, tu comprends ?
— Mais enfin, tu travailles dans une déchetterie !
Odile redresse ses manches, comme lorsqu’elle s’attaque à un carton particulièrement dégoutant. La propreté des avant-bras est marque de travail bien fait.
— Et donc ? Je suis un déchet, c’est ça ? C’est pas parce que je nettoie votre crasse que je dois être traitée comme de la merde ! Si j’étais pas là… Vous mériteriez que le choléra revienne en ville ! Ha ! Ça me ferait rire, ça.
— Oh arrête un peu, Odile ! dit-il sans détourner les yeux de l’écran.

Le Maire ! Lui, évidemment ! C’est lui le dépositaire de l’ordre. Odile aime les titres, la précision des fonctions. L’organisation est gage d’efficacité. Odile croise haut ses bras sur son pull en laine violine et fonce à l’hôtel de ville.
Pourquoi ne figure-t-elle pas en tête de la liste des services techniques ? Elle en est un maillon essentiel ! C’est grâce à elle si la propreté des…
— Mais arrête, Odile ! Enfin, sois raisonnable ! Tu es gardienne de déchetterie. On ne va tout de même pas mettre ta photo dans le journal !
Dix ans qu’on lui donne du Odile alors qu’elle doit articuler du Monsieur. Elle relève le menton et rétorque :
— J’en ai marre. Pourquoi ma photo ne serait pas dans le bulletin municipal ? Le charcutier y était bien passé ! Deux fois ! Parce que soi-disant, c’est la semaine du veau ou bien qu’il a réinventé les raviolis aux tripes.
— Mais enfin, tu es bien agressive, Odile ! Ne fais pas l’erreur de croire…
— Je n’ai pas d’autre choix que d’être agressive ! Vous ne m’écoutez pas ! Je n’existe même pas pour vous !
Il incline la tête sur le côté, avec une moue ridicule d’apitoiement.
— Mais non, enfin, Paulette, tu…
— Odile ! Je m’appelle Odile ! Toute ma vie j’ai entendu des types comme vous, des incompétents qui…
— Odile !
— Parfaitement ! Incompétents ! Vous ne savez même pas dans quelle poubelle mettre vos bouteilles en verre et vous vous permettez de juger mon travail.
— Bon écoute, Odile, j’ai des rendez-vous, je…
Mais Odile a déjà quitté la pièce. Des tripes en Une du journal et pas un mot sur elle…
Justement, la presse ! Trente kilomètres à répéter son texte et à se monter le bourrichon. Elle ne baissera pas les armes. Ça, jamais. Plus jamais elle ne sera leur paillasson. Odile est un char d’assaut en pull violine. Missiles armés, elle traverse l’accueil sans entendre les cris de l’hôtesse. Ascenseur. Direction le dernier étage, c’est toujours là que se cache la direction. Mais il faut une clé spéciale pour accéder à cet étage. Odile atterrit un palier en dessous et cherche son chemin quand elle entend au loin la sécurité accourir. Les yeux fous, elle ouvre une porte et s’engouffre.
Le journaliste subit les assauts, ratatiné un peu plus à chaque parole dans son siège en cuir avec accoudoirs rétractables. Et que ce serait intéressant si la population locale découvrait la noblesse et les difficultés de son métier. Et que ce serait passionnant de mener une enquête de terrain dans les containers de sa belle déchetterie. Et que ce serait…
L’homme parvient enfin à se redresser.
— Oui enfin, vous savez, ce n’est pas réellement d’actualité alors…
— Comment ça, pas d’actualité ! Mais tout le monde parle d’écologie !
Un rictus de mépris pince les lèvres d’Odile.
— Oui, mais pas comme ça ! Pas ce genre d’écologie. Les gens…
— Quoi ? Vous dites n’importe quoi ! Vous…
— Mais laissez-moi parler, enfin ! Les gens, ce qu’ils aiment, c’est l’écologie propre, les petits logos verts sur les emballages, les célébrités qui donnent l’exemple en faisant du vélo. Ou alors, il faudrait que vous soyez membre d’un groupe d’action très actif, ou bien que vous vous soyez faite agresser, par exemple. Ça, c’est vendeur ! En l’état, votre sujet, je ne peux même pas l’insérer dans notre sommaire, en fait…
Odile croise les bras, haut sur son pull en laine.
— Quoi ? Non, mais c’est pas vrai ! Vous me dites qu’il faut être tapé pour passer dans le journal !
— C’est comme ça, il faut vivre avec son temps. Si vous voulez devenir chanteuse, faut faire une téléréalité. Si vous voulez devenir mannequin, il faut avoir une sextape. Tenez, si vous voulez devenir écrivain, il faut être journaliste ! C’est comme ça ! Vous, en l’état, vous n’avez pas d’actualité. Est-ce que vous avez un profil Facebook ?
Le visage d’Odile tourne aussi violine que son pull.
— Mais alors, Plantas, pourquoi Plantas, vous l’avez mis dans votre torchon, la semaine dernière ?
— Ha oui, mais lui c’est pas pareil, c’est le fils d’un élu de la commune. Il a un nom !
Le sang pulse aux oreilles d’Odile. Elle s’entend soudain hurler :
— Mais moi aussi j’ai un nom !!!!!!!!!!!!!!!
— Ha non, mais là, c’est non ! Vous n’y êtes pas du tout ! Vous…
— Vous êtes tous les mêmes ! Jamais une once de reconnaissance, jamais aucun respect pour les honnêtes travailleurs ! Vous ne vous intéressez qu’aux sujets racoleurs ! Vous n’êtes qu’un sale…
Mais leurs éclats de voix ont trahi la présence d’Odile. La sécurité surgit. Deux vigiles empoignent le pull violine. Un déchirement sec. Crac. Puis deux autres lorsqu’ils dévalent les escaliers. Plus discrets. Crac. Crac. Puis les videurs ouvrent avec fracas la porte d’entrée comme ils ouvriraient un vide-ordures et jettent Odile dehors, devant témoins.
Elle roule à terre jusqu’à heurter un pot d’échappement. Puis se relève en grognant. Le vent, dans son dos, la pousse un peu plus. Les yeux hagards, Odile pose un pied devant l’autre et suit le flot des voitures.


Bien sûr, le premier coup fut réellement douloureux.
Surtout parce qu’Odile le rata.
Elle dévia son poing au dernier moment et dut affronter son reflet indemne dans la porte vitrée. La honte aussi.
Alors cette fois elle ferme les yeux. Sa respiration ralentit. Sa poitrine triste se gonfle au maximum. Odile concentre ses forces et réfléchit à quel point la vie sera belle, quand elle sera dans le journal. Trouver le courage. Elle pourra envoyer l’article aux camarades du syndicat. Trouver le courage, jamais plus je ne serai un paillasson. Peut-être le règlement sera-t-il ajusté en son honneur. Trouver le courage, je vais y arriver. Elle remet en place ses cheveux d’un geste délicat. Trouver le courage. La déchetterie sera équipée en caméras de surveillance, comme à Paris ! Elle sera autorisée à faire sa ronde accompagnée de son chien, en muselière bien sûr. Trouver le courage, je peux le faire. Tout le monde la félicitera au village pour la pénibilité de son travail, pour son sérieux et pour l’utilité de sa mission. Elle recevra des étrennes. Trouver le courage, j’en suis capable. La mairie l’invitera à prendre la pose dans le calendrier de fin d’année des services techniques. Son nom fera la Une. Je le peux.
Odile ouvre les yeux.
Et puis, de toutes ses forces, elle se détourne et frappe sa tête contre le mur.
Le bruit fut mat et le sang visqueux.

À vous le tri sélectif : L’actu, vous la préférez…



Chaude :
— Odile, pensez-vous pouvoir reconnaître votre agresseur ?
Elle déglutit bruyamment avant de gémir :
— Je préférerais que vous marquiez Mme Aubert dans le procès-verbal, monsieur l’agent, et non Odile.
— Oh oui bien sûr Mme Aubert. En tout cas, ne vous en faites pas, nous viendrons faire une ronde quotidienne près de la déchetterie, dès demain. Si c’est pas malheureux que la violence envahisse même les petits villages comme le nôtre ! Non, mais c’est pas vrai ! Et puis les gens aiment ça ! Tenez ! Regardez ! Voilà le malheur qui vous tombe dessus et un moins d’une seconde, ces satanés journalistes arrivent ! Il y a M. Fuck de la régie régionale qui fait les cent pas dans le hall du commissariat. Je vais le foutre dehors à coups de pied ! Comme ça, il ne vous ennuiera pas, Mme Aubert.
Soudain Odile cesse de gémir et bredouille :
— Oh non, monsieur l’agent. Laissez-le. Cela ne fait rien. Je vais lui parler. Je n’en ai pas envie, mais il faut que les gens sachent, que mon malheur ne soit pas inutile et que cela ne se reproduise plus ! Je vais me sacrifier, monsieur l’agent.

Digne, Odile retient ses larmes.
Micro ouvert, elle se délecte de détails sordides et réclame le respect, la considération et la reconnaissance de son métier !
Le journaliste le lui assure : il regrette amèrement d’avoir été son oiseau de mauvais augure et, pour se faire pardonner, demain Mme Aubert sera en Une. Elle aura même droit à deux feuillets supplémentaires ! Ce n’est pas tous les jours qu’un tel scoop heu… qu’un tel malheur arrive par ici !

Le lendemain matin, Odile traîne les pieds jusqu’au marchand de journaux. Il faut dire que depuis son agression, elle a du mal à se déplacer. La violence du choc, vous comprenez… Mais le choc des mots fut plus puissant encore. Ingrid Bettencourt, libérée durant la nuit, occupait chaque page du journal…
Froide :
Son rêve est enfin réalisé. Le lendemain, Odile est dans le journal.


Rubrique nécrologique.
M. Jacques Aubert, son époux, a la profonde douleur de vous faire part du décès d’Odile Aubert, née Tauban, survenu le mardi 1er juillet 2008, à la suite d’une chute accidentelle sur son lieu de travail.





mercredi 23 décembre 2015

Nouvelle anonyme N°10... Au commencement



J’ouvre les yeux.
Je ne sais plus ce qui m’a réveillé. Peut-être le vent. J’ai la gorge sèche. Mes jambes sont engourdies. L’impression d’avoir sombré, quitté mon corps une éternité.
Dehors, il fait nuit. Des ombres longues s’étalent sur les murs nus. Je traverse la pièce. J’écarte le voile qui masque l’ouverture. Je me trouve sur un balcon face à une terre blanche. Immense. Je ne connais pas cet endroit. Il me renvoie pourtant quelque chose d’apprivoisé, de familier. Au loin, le ciel épouse des reliefs sombres. Ce ciel… je n’en ai jamais vu de pareil. Les étoiles brillent comme des flammes. Je me prends à tendre la main, à vouloir les saisir.
Bordel, mais où je suis ?
Je reviens sur mes pas. Des marches étroites me conduisent au rez-de-chaussée. En franchissant le seuil, je découvre un porche avec un grand arbre sur ma gauche et ce type avachi sur un rocking-chair.
— Il s’appelle Franck, fait une voix près de moi.
Je me retourne.
L’autre est assis sur le sol. Un visage de craie où pointent des yeux ternes. Il se lève.
— Herb.
— Tim, je réponds. C’est quoi ici ?
Il hausse les épaules.
— Aucune idée. Je me suis réveillé et j’étais là.
D’un mouvement de tête, je désigne le corps sur la chaise.
— Et lui ?
— Jamais pu en tirer un mot. J’ai fini par lui donner le nom d’un pote.
Au loin le ciel s’illumine d’un éclat vif. Comme un éclair. Pour disparaître aussitôt. J’interroge Herb du regard.
— Ça arrive parfois, fait-il.
Je devrais être terrifié. Je devrais hurler. N’importe quelle personne dans ma situation le ferait.
Je descends.
Le sol est poudreux, lunaire. Quelques pierres. Aucune végétation à l’exception de buissons rabougris. Derrière moi, la construction ressemble à ces baraques de western que je regardais à la télé avec mon père, tout en vieux bois blanchi par la chaleur. Je devrais avoir peur oui. Au moins être inquiet. Pas une seconde. Je me demande, c’est tout.
— C’est quoi ton dernier souvenir ? me demande Herb.
Son visage tire vers le bleu maintenant, peut-être à cause des astres. Bourré de tics. Le genre de type qu’on ne voudrait pas croiser dans une ruelle. Pas dangereux, juste malsain. Allez savoir pourquoi, ça ne me fait rien.
— Mon dernier souvenir ? Je…
Je réfléchis. Il sourit.
— Tu ne sais plus hein ? Moi, j’ai mis du temps à me rappeler. J’étais tranquille chez moi. Je me préparais un petit shoot et puis... je me suis retrouvé là. T’es bien réel au moins ?
Pas envie de répondre. Je suis déjà sous le grand arbre. Une écorce noire comme la suie. Des branches brunes. On dirait une sentinelle. Une sentinelle morte sur pied. Sauf qu’il n’y a rien à garder.
— Et le chemin, il conduit où ? Je demande à Herb en suivant la piste du regard.
— Ici.
— Tu veux dire qu’il tourne en rond ?
— Non. Il file droit comme un rail. Mais chaque fois que je l’ai emprunté, je suis revenu au point de départ. Entre les deux, rien que cette foutue lande. À devenir dingue.
Je remarque alors qu’il n’y a aucun bruit. Pas de cris d’oiseau ou d’animaux. Pas de végétation qui tremble au passage d’un rongeur.
— Je revenais du boulot.
— Ah ! fait Herb. Ça te revient. C’est bien, ça.
— Je rejoignais… quelqu’un.
— Et ?
— Je sais plus.
— T’inquiète. C’est pas mal, déjà.
Plus loin, la maison ressemble à une bête aux aguets qui nous observe de ses yeux noirs.
— Quelqu’un m’a bien amené ici.
— C’est sûr.
— Non, je veux dire, quelqu’un que tu as vu arriver.
— Bah non. Parfois j’ai des absences, mais ça ne dure jamais très longtemps. Juste la sensation que le temps s’est écoulé un peu plus vite.
— Et ça ne t’inquiète pas ?
— Pas vraiment le choix.
À nouveau cet éclat au loin, aussi vite disparu.
— Herb ?
— Ouais.
— Tu te rends compte que tout ça n’a rien de normal ?
— Mec. Je vais pas te raconter ma vie, mais franchement, me retrouver ici, c’est pas ce qui m’est arrivé de pire.
— Herb, tu dérailles ? Ça ressemble juste à un putain de cauchemar.
— Je dis pas le contraire. Mais il y a des cauchemars qui sont pires que d’autres.
Il est à sa place. Peut-être que moi aussi. Mais moi, je n’avais pas une vie aussi merdique. Un bon taf, pas mal de cash et cette… fille. Une belle vie, oui. Jusqu’à ce qu’un enfoiré décide de m’exiler dans ce trou à rat sans me demander mon avis.
Revenu sous le porche, je croise le corps fané de Franck. J’entre dans la maison. Besoin de comprendre. Les pièces se répartissent sur deux niveaux. Nombreuses. Pas de meubles. Une prison ouverte. Un tombeau au grand air. Et moi au milieu. Et Herb dans mes jambes. Comment s’appelait cette fille, déjà ?
— C’est bizarre.
— Quoi ? s’inquiète Herb.
— J’ai l’impression d’être déjà venu.
— Toi aussi, hein ? Pas le genre d’endroit qu’on peut oublier, pourtant. Mais je n’arrive toujours pas à me le remettre.
Combien de temps est-il resté seul dans ce désert ? Combien de temps avant que ce silence nous rende fous tous les deux ?
De retour près de Franck, je cherche un point mouvant dans les étoiles : un satellite, un avion, une trace de civilisation. Je me dis que je vais suivre la piste, voir où elle mène. Peut-être que Herb a fait demi-tour sans s’en rendre compte. Puis je me dis que c’est trop tôt. Je le ferai plus tard, si rien ne vient. Et si la piste me ramène ici, c’est que l’explication doit s’y trouver. Peut-être que Herb lui-même est l’explication.
Et peut-être que depuis le début il ment.
Je le regarde. Le genre de type à qui tu filerais une pièce sans même regarder sa tête.
— Herb ?
— Ouais ?
— Combien de temps il va durer ton petit jeu ?
— Mon… jeu ?
Je m’approche.
— Herb, sans déconner. Tu m’as pris pour une buse ?
Je dois lui rendre une tête, mais il a tout du vaincu : ses épaules lâches, son regard fuyant, ses tics nerveux. Putains de camés… toujours à se traîner des gueules de lapins de six semaines à l’ouverture de la chasse. Et il croit qu’il va me baiser comme une vierge.
— Alors, tu veux quoi ? Du fric ?
— Qu’est-ce que tu racontes, mec ?
— Rien. Je te rends hommage. Bien foutu ton truc. Un poil limite avec la loi, mais faut reconnaître qu’il y a du boulot. Allez, je suis même prêt à te lâcher un joli petit chèque. Alors, combien tu veux ?
Il se tasse. Je sens qu’il va céder. Il sourit.
— Tu me plais toi, dit-il. Tu crois vraiment que j’ai monté un bateau pareil pour te tirer de la thune ?
Il rit maintenant. Je remarque qu’il n’a presque plus de dents. C’est pourtant moi qui me sens con.
— Sans blague, t’es encore plus fondu que moi, ajoute-t-il. Allez viens, je vais te montrer quelque chose.
Il m’entraîne à l’arrière de la maison puis me fait grimper à une échelle. Arrivé sur le toit, il se tourne vers l’horizon.
— Regarde !
Je regarde donc, et partout le même paysage, à perte de vue. Des copies d’un même plan répétées à l’infini. Ce n’est pas une terre, c’est un monde. Vide. Et ce ciel… Jamais vu un truc pareil. Une nuit si claire qu’on pourrait la boire.
— On n’est nulle part mec, m’assène Herb. Nulle part. Cet endroit est peut-être même pas sur une carte. Franchement, si j’avais voulu te faire les poches, j’aurais trouvé plus simple.
Herb a raison. À le regarder de près, il a l’air plus perdu que moi. Je m’attarde sur les reliefs qui cernent l’horizon. L’impression de me trouver au creux d’une mâchoire immense, une gueule hurlante vers l’infini.
— J’ai bien pensé à les rejoindre, ces montagnes, dit Herb.
— Et ?
Il secoue la tête.
— Autour, c’est trop bizarre. Dès que tu t’éloignes, tu as la sensation d’être observé. Des fois, on entend même des voix. Vraiment, ça fout les nerfs.
— Des voix ?
— Ouais. Comme si quelqu’un te chuchotait à l’oreille.
Des voix, maintenant. Cet aspirateur à crack va finir par me retourner le crâne.
Je descends du toit.
Mes pieds s’égarent à nouveau dans cette poussière blanche. Je m’approche de la lande. Les buissons ressemblent à des spectres immobiles, comme des statues de pierre. Herb me rejoint. Il hésite à aller plus loin.
— Il y avait ce gosse, dit-il. Arrivé de je ne sais où. Il courrait partout en hurlant. J’ai essayé de le calmer. Il ne voulait rien entendre. Il a fini par s’enfuir.
Il serre ses mains comme pour en extraire une douleur ou une honte.
— J’ai retrouvé son corps pas très loin d’ici, raide comme du bois. Après ça ne veut rien dire…
Il a les yeux rivés sur le sol.
— Où ? je demande.
Il désigne un lieu sans lever la tête. Je m’enfonce dans la lande en suivant la direction. Je l’entends trépigner derrière moi. Puis des pas, de plus en plus rapides. Il finit par apparaître à mes côtés. Nous avançons. Il me raconte.
— J’ai eu d’autres visites aussi. Une femme qui n’arrêtait pas de pleurer. Et un type qui tenait à peine debout, plus âgé que cette baraque. Puis d’autres, que j’ai oubliés. Enfin je crois.
— Ils sont où maintenant ?
— Va savoir. Ils arrivent. Ils repartent. Je suis content que tu sois là, tu sais ?
Je sais oui. Mais pas l’intention de moisir ici pour autant. Déjà comprendre où je suis. En me dirigeant vers le corps du gosse, j’espère trouver une réponse. Flairer. Rôder. Fouiller. Je fais ça depuis des années. Rien ne résiste à la logique. Rien ne résiste à l’évidence. Il faut juste voir ce qui reste invisible aux autres. Pour ça, je suis imbattable.
— Je peux pas, souffla Herb au bout de quelques mètres. C’est… Je vais attendre près de la maison. T’as juste à continuer, c’est un peu plus loin.
Il fait demi-tour. Je suis seul. Seul j’avance.
Les buissons se ressemblent tous. Ils ont quelque chose d’inquiétant. De plus grand, aussi. Dans la tête, je me répète. Tout ça, c’est dans la tête.
Derrière, la maison a disparu. Je songe à ce film que j’ai vu il y a quelques années. Un type se trouvait embarqué dans un jeu où il perdait tout. À la fin seulement, il découvrait que c’était un jeu. Et tout s’achevait dans une grande fête.
Je cherche un endroit sur lequel grimper. Encore une lueur au loin. Furtive. Un souffle d’air vient balayer le sable. Je sens… quelque chose. Une présence. La végétation s’est rapprochée. Mes pieds sont enlisés jusqu’aux genoux. Je me retourne. Il est là. Immobile. Six ou sept ans peut-être. À la taille, il ne doit pas faire beaucoup plus.
— Je suis content de te voir, dit-il.
Ça en fait au moins un, je me dis. Sauf que lui devrait être mort.
— Petit, tu peux me filer un coup de main ?
Il ne bouge pas. Il me regarde.
— Qu’est-ce que tu veux ? il demande.
— Trouve-moi une branche, n’importe quoi, que je me sorte de là.
— Tu ne pourras pas.
Il continue de me regarder. J’aimerais voir son visage.
— C’est courageux ce que tu as fait. Venir jusqu’ici… Regarde Herb. Incapable de choisir. Peur de tout. Toi, tu as eu les couilles.
J’essaye de dégager mes jambes. Je n’ai aucun appui.
— Tu as toujours eu les couilles, hein Tim ? Tu fonces. Tu te laisses bouffer par rien. Invincible. Bordel, Tim, à croire que tu te prenais pour un dieu. C’est ça Tim ? Tu te prenais pour l’Élu ?
Sa voix. C’est la voix qui ne colle pas.
— Herb !
— Laisse tomber, il fait. Tu crois que cette loque va venir à ton secours ? Préférait crever oui. T’es tout seul mec. Tout seul.
Je sens la panique qui me gagne, comme une vague. Enfin un sentiment, mais pas le bon.
— Arrête de t’agiter, me conseille le gosse. Il n’y a plus qu’à attendre maintenant. Voir ce qu’ils vont faire de toi. Perso, je te donne pas une chance.
Changement de décor. Il n’est pas celui que je crois. Mort d’abord, puis bien vivant, mais je m’en fous. Il en sait plus qu’il n’en dit et c’est tout ce qui m’intéresse pour le moment.
— Dis-moi, petit. Tu ne veux pas dire à tes potes de nous rejoindre, histoire qu’on discute ?
Dans l’ombre, il sourit. Je ne vois pas son visage, mais je parierais qu’il sourit.
— Tu comprends rien, Tim. C’est un vrai problème, chez toi. On peut t’expliquer pendant des heures, mais tu comprends rien.
Il fait un pas.
C’est un gosse, oui. Une gueule de caïd, effronté jusqu’à l’os. Avec une espèce de haine dans les yeux. Je l’imagine. Puis je le vois.
C’est moi.
Moi.
Je hurle. Tellement que je dois perdre connaissance. La sensation que le temps s’écoule plus vite. Quand j’ouvre les yeux, le gosse est toujours là. Son expression est différente. Lointaine. Le paysage aussi a changé. Tout est beaucoup plus flou, comme si la surface des choses s’évaporait.
— Je vais t’aider, Tim. Je vois que tu perds le fil.
Je ne cherche pas à l’interrompre. Je voudrais, mais je sais comment il va réagir. Je n’ai jamais aimé qu’on m’interrompe
— Ça se passe sur une route. Il est tard. L’air est encore chaud. Tu sors d’une petite route de campagne. Derrière, la fille se cale contre toi. Tu sens le contact de ses seins dans ton dos. Tu penses à un tas de choses. À ta gueule surtout. À ce que tu vas lui mettre. Parce que c’est comme ça que tu vois les choses, Tim. C’est à ça que tu te mesures. À ce que tu vas leur mettre à tous. Alors tu accélères. Plus tôt vous serez arrivés, plus tôt tu pourras la sauter. L’autre type est encore loin devant. Il voit ton phare qui approche. Il se dit qu’il a encore le temps. Il tourne. Il te coupe la voie une seconde trop tôt. Après, tu serais passé. Avant, tu l’aurais peut-être évité. Tu m’as pas l’air bien, Tim ?
Sa voix m’étouffe. Je n’arrive plus à réfléchir.
— La fille qui se frottait les seins contre ton cuir, elle s’appelait Janice. Tu veux savoir ce qu’elle est devenue ?
— Non…
— T’es sûr ?
Je suis sûr, oui. Je me souviens, maintenant. La route. Le choc. La nuit. La longue nuit. J’ai envie de pleurer. Aucune larme ne vient.
Il paraît que juste avant de mourir, toute sa vie défile devant soi. Ma vie à moi ne devait ressembler à rien. Je n’ai rien vu passer. Je me suis réveillé et j’étais ici. Dans ce désert. Avec moi.
— On n’a plus beaucoup de temps, m’annonce-t-il.
Il regarde au loin, comme si quelqu’un l’appelait. Sa voix a encore changé. Plus grave. Il n’a plus envie de sourire. Il cherche quelque chose dans le sable.
— Ça peut pas, je fais.
— Ça peut pas quoi ?
— Finir comme ça, pour une seconde.
— C’est pas cette seconde qui m’inquiète, Tim.
Je le regarde. On dirait qu’il m’en veut d’être devenu ce que je suis. Il m’en veut, oui. Aucun doute, je me déteste.
— Qu’est-ce que…
— Rien, Tim. Y a plus rien à faire, crois-moi.
Autour, les arbres ont disparu. Déjà la nuit est plus sombre. Je ne sens plus mes jambes. Mes lèvres embrassent le sable. C’est peut-être le genre d’endroit où je devais finir. Sec. Vide.
Une phrase de mon père me revient. La seule chose que cet enfoiré m’ait laissée d’honnête. Elle parlait d’un Dieu, d’une terre informe, de ténèbres couvrant l’abîme, puis d’une lumière.
J’ai peur.
Je me demande ce que sera après.
Je me dis que j’aurais dû…
Je me dis…
Et ces lueurs… Ces putains de lueurs…

jeudi 17 décembre 2015

Nouvelle n°9 : La robe


Sandra agite la main devant le portail qui se referme déjà. Elle se force à sourire, une boule dans la gorge. Personne ne répond à son geste. Lucie est encore trop petite pour dépasser de son fauteuil bébé, sa grand-mère, occupée à conduire, n'a pas les mains libres. Lucie aurait aimé que Samuel lève les yeux de sa console, pour lui faire un petit coucou. Juste aujourd'hui. Juste maintenant. Elle voudrait appeler, crier, pour croiser son regard. Mais il est trop tard pour insister. Elle se serait trahie, en accordant à ce détail une importance démesurée. 

Il fallait être joyeuse et frivole, en ce jour joyeux et frivole. Et Lucie l'a été. Elle a même résisté aux persiflages de sa mère avec un calme exemplaire. Quand, par exemple, elle lui a demandé en regardant ses hanches avec insistance :
– Tu vas la mettre ?
Sandra a balayé cette phrase assassine d'un haussement d'épaules et répliqué :
– Si je ne la mets pas cette année, ce sera l'année prochaine.
Sa mère a ouvert les lèvres pour répondre, et s'est ravisée. Tant mieux. Sandra restait souriante, mais si sa mère en avait remis une couche, elle aurait peut-être craqué. Elle bouillonnait de l'intérieur.

Sandra est seule maintenant. Le portail s'est refermé, le bruit du moteur s'éteint au loin dans la rue. La jeune femme pivote et remonte vers la maison.
Dans l'entrée, elle retire ses chaussures. Au moment de les ranger dans le meuble prévu à cet effet, où sont alignées plusieurs paires appartenant aux quatre membres de la famille, Sandra hésite. Il lui vient une idée. Et si, au lieu de les ranger, elle les laissait traîner en évidence, au pied de l'escalier ? Si elle faisait de même avec sa jupe et son chemisier, son soutien-gorge et sa culotte, qu'elle sèmerait sur les marches, et dans le couloir, à l'étage, jusqu'à la chambre ? Et si, cette fois, au lieu de mettre sa robe, elle l'attendait, nue, sur le lit, en lui montrant le chemin comme le petit Poucet ?
Il aurait peut-être un geste tendre, ou au moins une parole... Cette idée fait naître en elle une petite joie, comme elle n'en a pas éprouvé depuis longtemps. Une joie, et une petite frayeur.
Pourtant, elle y renonce, découragée par une frayeur plus grande, et sans joie. Il n'aurait pas de geste. Il n'aurait que ce regard, froid et distant, les lèvres plates et fermées, une vague moue au coin des joues. Comme il en a toujours, maintenant, quand il la regarde, après qu'elle a tenté de dire quelque chose de drôle.

Non. Il ne faut pas tenter de le surprendre. Il faut tout faire comme les autres fois. Autant que possible.
Elle fait comme les autres fois. Elle monte à la chambre en sautillant, se déshabille, range ses affaires, prend un bain, se sèche, étend la serviette, rectifie son maquillage, et enfile des sous-vêtements neufs ; un ensemble de dentelle blanche, coquin et chic, qu'elle a acheté pour l'occasion.

Au début, c'était un jeu. Une suite d'événements qui se passait de commentaire et qui les avait séduit par son évidence. Les années suivantes, ils avaient reproduit à peu près les mêmes gestes. D'anniversaire en anniversaire, le jeu était devenu un rite. Un rendez-vous d'amoureux. Un test. Un bilan.
Quand l'avaient-ils fait pour la première fois ? C'était plus d'un an après leur mariage. Samuel était né, pas Lucie. La mère de Sandra s'était offerte pour le garder, afin qu'ils célèbrent dignement leur... troisième ? Ou plus probablement quatrième anniversaire de mariage. Ils ont accepté l'offre avec joie.
Ils ont décidé de fêter l'événement à la maison. Tranquilles. Si les choses dégénéraient, ils pourraient faire face à toute espèce de débordement. Et ils espéraient qu'elles dégénèrent.
Debout, face au miroir, dans sa combinaison de dentelle neuve, Sandra revit la scène.

La première fois, Marc est à la maison quand le jeu commence. Elle l'entend siffloter dans la salle de bains. Il va bientôt sortir, et elle, elle sera encore plantée comme une idiote à se demander quoi mettre. Il va la trouver là, telle quelle, et le secret des dessous neufs sera éventé.
Elle aurait dû s'acheter un ensemble ou une robe, aussi. Pour l'occasion. Elle hésite, et puis, il lui vient une idée.
Elle s'agenouille au pied du lit et fouille à l'aveuglette. Elle sent sous ses doigts les rebords de la boîte. Elle l'attire vers elle, puis elle quitte la chambre avant que Marc ne sorte de la salle de bains.

Elle court à travers la maison, serrant sa boîte au creux de ses bras. Elle se réfugie dans la chambre d'amis. Elle ouvre la boîte et caresse, avant de la déplier, sa robe de mariée. Marc est sorti de la douche. Il est prêt. Il l'appelle. Il n'a pas pensé à la chercher dans la chambre d'amis. Il descend.
– Sandra ? Sandra ?
Il n'y a pas de miroir dans la chambre d'amis. Elle le regrette. Elle aurait bien aimé se voir. Mais elle est sûre de son coup. Au moins, le test est positif sur un point : sa robe de mariée, elle y entre encore.
Elle entrouvre la porte, et se déplace à pas feutrés. Il est là. En bas des marches. Il lui tourne le dos. C'est parfait. Elle va lui faire une surprise.
– Ferme les yeux !
Il esquisse un mouvement pour se retourner, par réflexe, et s'arrête à temps. Il est de trois quarts maintenant. Il joue le jeu. Elle le devine souriant.
– Tu vois rien ?
Il secoue la tête.
– Promis ?
Pour le lui prouver, il tend les bras devant lui, doigts écartés, et pivote. Il a bien les yeux fermés. Et son sourire s'épanouit.

Elle descend. Cette fois, elle ne se gêne pas pour faire bruisser les tissus de sa traîne, croisant les jambes à chaque pas, pour se donner une démarche de star. Elle s'arrête au mitan des marches.
– Tu peux regarder.
Il ouvre les yeux et reste muet, les lèvres entrouvertes. Elle laisse traîner un instant ce beau silence, et descend vers lui. Elle sent le sang monter à ses joues.
Elle lui joue la comédie, c'est un peu ridicule. Mais elle le fait quand même, et ça lui plaît. Le fait de jouer la replonge en enfance. Elle a le cœur qui bat comme le jour de son vrai mariage. Quand elle atteint les dernières marches et qu'elle lui tend la main, et qu'il la prend, et qu'il l'embrasse, avant de se redresser vers elle et lui offrir un visage épanoui de tendresse, elle voit qu'il a, lui aussi, le rouge aux joues.

Elle danse un peu et le tissu de sa robe vient lécher les pieds de son mari. Malgré sa grossesse, l'accouchée entre encore dans sa robe de mariée. Le corsage lui scie légèrement la peau. Il faudra peut-être faire quelques petits sacrifices, si elle veut renouveler l'exploit l'année prochaine, mais elle y entre encore. Marc approuve d'un hochement de tête et applaudit.
Elle voudrait qu'il l'embrasse, qu'il la prenne, au pied des marches, vite et mal, comme un puceau maladroit. Une chaleur au creux des cuisses, une chaleur revenue de loin, elle a des envies d'adolescente.

Ce soir-là, il a prévu, sans la prévenir, de lui faire cadeau d'une bague. Il a justement la boîte dans sa poche. Il s'agenouille à ses pieds pour lui offrir cette bague. Puis il la prend dans ses bras et la fait tournoyer. Basculant la tête en arrière, elle rit.

Le rituel s'est instauré dans les années suivantes, avec de petits aménagements. Ils prennent l'habitude de faire garder Samuel le soir de leur anniversaire de mariage. Marc rentre un peu plus tard, laissant à Sandra le temps de préparer un bon repas.
Quand le dîner est prêt, qu'elle ne court plus le risque de se tacher, Sandra se cache dans la chambre. Avant d'ouvrir, Marc sonne à la porte. Deux petits coups rapprochés. Puis il entre et reste sagement sur le seuil, les yeux fermés. Il attend. Il entend les froufrous. Puis le silence : il devine qu'elle s'arrête au milieu de l'escalier pour l'inviter à la voir. Il ouvre les yeux. Elle finit de descendre les marches. Elle danse devant lui. Il lui offre un cadeau. Il la prend dans ses bras et la fait virevolter.

C'est cet enchaînement de gestes qui s'incruste dans leurs habitudes d'année en année, et sans qu'ils se concertent devient leur rituel. L'anniversaire, la robe, le cadeau. Ce secret d'amoureux, ils ne le dévoilent qu'à quelques couples d'amis dont ils se sentent très proches. Ce secret qui leur garantit une part de jeunesse que les autres couples ont perdue.
C'est une blague, entre eux. Juste une blague, jamais rien de plus. À la fin d'un dîner, si elle reprend du dessert, il fait semblant de la gronder en silence, comme pour dire : « attention ! » Et pour eux – pour eux seuls – ça veut dire : attention au prochain anniversaire ! Il faudra rentrer dans ta robe. Sinon... pas de cadeau. Tout ça n'est qu'une plaisanterie, bien sûr.
Elle sait bien que, même si d'aventure, elle ne rentrait plus dans sa robe, il continuerait de lui offrir un cadeau. Il ne peut pas lui en vouloir d'être femme. Avoir le ventre déchiré par l'enfantement. Le ventre et pas seulement le ventre. Le ventre et les hanches. Et les cuisses, et les seins. Et tout le reste. Deux fois. Deux fois éventrée, pour lui. Voir son propre corps vieillir plus vite, chaque soir, devant la glace, plus vite que ne le fait celui des hommes. Il comprendrait. Comprendrait-il ? Ou bien, ne comprend-il pas ? Ce regard qu'il a, chaque année d'anniversaire, quand elle descend l'escalier en faisant attention de ne pas piétiner la dentelle, et qui semble dire : « C'est bien, tu y es arrivée, une fois de plus. » Ce regard... Oh, seigneur, dites-moi que ce regard ne veut pas dire autre chose. Qu'il ne veut pas dire : « Fais attention, ma belle, ma petite, ma vieille... Cette main que je tiens dans ma poche, refermée sur une autre bague, sur un billet d'avion, sur un cadeau qui tient dans une poche, mais qui vaut le coup... cette main, je pourrais ne pas l'ouvrir, et ce cadeau je pourrais ne pas le donner. »

Une nuit, elle se réveille en sueur.
Elle l'a vu, en rêve. S'éloigner d'elle. Dans le costume qu'il portait le jour de leur mariage, et qu'il ne remet jamais, lui – pourquoi d'ailleurs ? Il s'éloignait, la main dans la poche, et, bien qu'il n'eût pas l'air d'aller quelque part ; bien que l'horizon dans son rêve fût étrangement lisse, elle avait le sentiment que non seulement il allait vers un endroit précis, et d'un pas décidé ; mais surtout elle avait la certitude qu'il allait voir quelqu'un. Elle se réveille, ruisselante de sueur. À côté de lui qui dort en respirant profondément, serein, reposé. Et elle sait. Elle sait que si elle ne lui donnait plus satisfaction, il irait offrir son cadeau à quelqu'un d'autre. Une certaine personne en particulier.

Samuel avait déjà sept ans. Marc et Sandra parlaient parfois d'en mettre en route un deuxième. Mais ça ne venait pas. Ils avaient consulté. Tout était normal. Marc évoluait dans son travail. Il rentrait de plus en plus tard. Sandra avait des angoisses inexpliquées. Des soupçons. Quand elle les évoque, à mots couverts, il se braque aussitôt, lui adresse des reproches sans aucun lien, lui invente des négligences qu'elle n'a pas.
Elle ne s'inquiète plus. Elle sait. Son instinct le lui hurle. Le chagrin remplace l'angoisse. Elle maigrit.
Puis vient la preuve. Une lettre de femme oubliée dans une poche, évoquant une liaison qu'elle devine durer, peut-être, depuis plusieurs années. Curieusement, c'est cette année-là qu'elle tombe enceinte de Lucie. Ils s'étaient pourtant habitués à l'idée qu'ils n'auraient pas d'autre enfant. Marc rentre de plus en plus tard. Une nuit, il ne rentre pas du tout. Elle n'ose pas lui demander d'explication. Elle ne veut pas l'entendre mentir. Elle ne veut pas le voir s'acharner de mauvaise foi, se répandre en lâches colères. Enceinte de huit mois, elle n'a plus la force.

Il prend ça pour un feu vert. Il disparaît plusieurs jours d'affilée. Rentre bronzé, un goût de sable sur la peau.
L'accouchement est difficile. Elle reste plusieurs jours au lit. À sa grande surprise, Marc s'occupe de l'enfant, et prend soin d'elle. Mais dès qu'elle se remet sur pied, il disparaît à nouveau. Elle s'est retenue de boire pendant sa grossesse. Elle tient encore le coup tout le temps qu'elle allaite, mais elle attend le verre de bon vin qu'elle s'offre en récompense, après avoir couché Lucie et surveillé les devoirs de Samuel, comme une bouée de sauvetage. Parfois, elle y pense toute la journée, dès le réveil.
Lucie sevrée, Sandra dévalise la cave. Elle essaye de ne pas boire avant midi, en général, mais cède parfois au charme d'un petit Pouilly juste après le café du matin, pour fêter le départ de Samuel, et la première sieste de Lucie. Ces jours-là, à quatre heures de l'après-midi, quand il s'agit d'aller chercher Samuel à l'école, Lucie dans les bras, elle tient à peine debout.

L'année qui a suivi la naissance de Lucie, ils ont encore sacrifié au rite, et Sandra est rentrée dans sa robe. Curieusement, ses descentes de plus en plus systématiques à la cave avaient dans un premier temps épargné son corps. Seul son visage se boursouflait légèrement, ce qui lui allait bien d'ailleurs, au dire de quelques voisines. Cette fois, c'est une place pour un ballet, programmé dans une ville voisine, que lui a offert Marc. Une place unique. C'était l'année dernière.

Cette année, elle a insisté pour qu'ils se voient une dernière fois, justement aujourd'hui. Elle lui a dit que, s'il refusait, il pouvait s'asseoir sur la garde des enfants. Elle a exigé aussi qu'ils fassent le rituel. Mais elle n'entre pas dans sa robe. C'est officiel.
Elle a passé les hanches en arrachant quelques coutures. Elle a enfilé les bras sous les bretelles, mais elle ne refermera pas la glissière, ce n'est même pas la peine d'essayer. Un fou rire la prend, devant les débordances de ses seins, que le décolleté mord vainement, sans parvenir à cacher le bord de l'aréole. Elle qui s'est toujours plainte d'avoir trop peu de poitrine, elle est servie !
Elle rit. Elle rit comme une tordue, jusqu'au double coup de sonnette, qui la fait tressaillir.
Elle a un instant d'absence, dont elle sort en entendant s'ouvrir la porte de l'entrée. Marc essaye une dernière fois de lui faire changer d'avis, mais sa voix, mal affirmée, sonne faux.
– Tu es sûre que tu y tiens vraiment... ? Sandra, c'est ridicule.
Sandra se hisse sur la pointe des pieds et fouille la pile de draps, au-dessus de la penderie. Bientôt ce sera fini. Son cœur bat fort.
– Tu as fermé les yeux ? demande-t-elle en saisissant le manche du couteau qu'elle a caché la veille sous les draps.
Précaution inutile, il ne vient plus dans cette chambre.
– Oui.
Sandra cache la lame dans son dos et, par petits sauts, sort de la chambre. Du haut de l'escalier, elle tend le cou pour épier Marc. Il joue le jeu. Il a même fait un effort. Il porte un costume neuf, dont elle devine que le ton bleu gris s'accorderait bien avec ses yeux, s'il les avait ouverts. Sa maîtresse le conseille bien. Est-ce qu'elle a des gros seins ?

Marc tend l'oreille. Il l'entend descendre, mais plus vite que d'habitude. Et sans faire d'arrêt au milieu de l'escalier. Est-ce qu'elle... ? Un étrange mouvement de panique le prend. Il ouvre les yeux. Juste à temps pour entrevoir une lame tout près de son visage. Le bruit répugnant, la matière flasque qui se répand, la douleur vient après, étouffée par la terreur. Il ne voit plus rien. Il hurle. Il tente de se protéger de ses doigts, mais c'est sur eux que la lame s'abat, à coups redoublés.

Elle pensait qu'elle n'y arriverait pas. Et pourtant, c'est fait maintenant. Marc tombe à genoux devant elle, braillant une supplique gutturale incompréhensible et répugnante. Il tend vers elle son visage noyé de sang et de cette horrible matière gluante qui s'épanche de ses globes oculaires. Cette année, elle n'est pas entrée dans sa robe. Mais, ça, il ne le verra jamais.