dimanche 31 janvier 2016

Nouvelle N°17 : Charogne





Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,


Charles Baudelaire
Les Fleurs du mal
L’odeur.
La puanteur, bien sûr, c’est l’odeur qui a alerté les voisins. Une odeur âcre, métallique, une odeur que quiconque a déjà sentie reconnait, il n’y en a aucune autre pareille, celle de la putréfaction, qui nous fait venir à tous le réflexe de se coller une main sur le nez et l’autre sur l’estomac en espérant que le dernier café ingurgité ne nous remonte pas aux bords des lèvres. L’odeur immonde, mais plus que tout, ce sont mes pensées qui me révulsent. Ce choc m’est si insupportable ce matin. Pourquoi ?
Comment ça, pourquoi ? Mais c’est évident… Allons, ma fille ! Mon cerveau me guide. Allons, ma fille, tu en verras d’autres. Pourquoi devrais-tu rester insensible ? Il n’y a aucune raison à cela. Hum… L’empathie est normale, avait proféré mon prof de psycho. Il faut faire avec. Il faut apprendre, garder la distance sans se défaire de ses émotions. Parait-il, et là, ce sont les préceptes d’un autre psy, un « criminologue » cette fois, qui me reviennent… Il parait que l’on peut tirer des intuitions de nos émotions, et de ces intuitions, des pistes. Ouais.
Mon premier mort, c’était un pendu. Il y a…
Je calcule. J’avais terminé mes stages, j’essayais de m’adapter à ma première affectation. Et, un matin… C’était il y a vingt-six ans. Vingt-six ans et quelques mois. Un matin si semblable à celui-ci, avec cette lueur qui peine à percer la chape de brouillard. Ou de brume… Il y a vingt-six ans, c’était de la brume, oui, parce que c’était l’été. Et il faisait chaud. Trop chaud pour la saison. Je crois que c’était l’été de la canicule. En tout cas, il était tôt, et l’homme, suspendu à sa corde, était mort. Il puait. Ça ne faisait pourtant que quelques heures.
L’odeur. De celle que jamais on n’oublie. Elle nous prend à la gorge.
« Putain ! » dit Steph. « Putain de bordel de merde ! »
Il est entré le premier. Je l’ai suivi… J’ai pensé encore, à cet instant, au pendu. Il s’appelait Romain Conscience. Un putain de nom. Avait-il réellement conscience que, peut-être, ce serait un de ses fils qui le découvrirait au bout de cette corde, avec cette flaque dégueulasse dans la droite ligne de son corps inerte et trop lourd ?
*
Plus on monte et plus ça sent. Des escaliers étroits, troisième, quatrième... Il n’y a plus qu’une porte sur le palier. Le dernier. Les pompiers l’ont déjà forcée. Ils ont tout piétiné, mais ont eu la bonne idée de ne pas toucher aux corps.
Je rêve d’un instant de solitude, là, avec lui. Je voudrais un peu d’intimité et de temps pour m’imprégner de la scène. Pour comprendre comment tant de grâce peut être mêlée à tant d’horreur.
Il y n’y a que deux pièces, un salon cuisine, une minuscule salle de bain dans un renfoncement et, une chambre. Je n’ai pas eu beaucoup de privilèges, de par ma modeste fonction, mais ce matin, le seul auquel je peux prétendre, j’y tiens. Je suis la plus gradée, cheffe d’équipage. Je fais signe à Steph de s’écarter, et aux autres, aussi, de rester en dehors de l’appartement. Tout est petit, ici, confiné sous les toits. L’odeur. Et cette chambre.
Et ce lit.
Et ce corps.
Les rideaux sont entrouverts, le jour efface à peine la pénombre, une légère clarté révèle la chair nue. Ils sont encastrés l’un dans l’autre, repliés sur eux-mêmes. Mêlés. Il la recouvre presque entièrement, elle parait si frêle, si menue, lovée contre le ventre de son amant, le cou gracile, la tête rejetée en arrière. Et lui qui la maintient de ses bras, qui accueille son visage dans le creux de son épaule. Sa jambe à elle par-dessus ses jambes à lui.
Je vois, et je ne veux pas voir… Les taches sombres qui marquent les fesses de l’homme, sa hanche contre le matelas, le bombé de sa cuisse. Grise. Je repousse les mots qui me viennent.
Liquidités cadavériques.
La chair, plus haut, la peau de la femme en partie dissimulée, ces morceaux de corps trop blanc. Trop bleu. J’ai l’impression, une impression due, encore, au travail de la mort et de la décomposition, de voir leurs veines qui se chevauchent… de minuscules sillons où coulaient, il y a quelques heures… quelques jours plus sûrement… leur sang. Leur vie.
Elle est brune. Sa chevelure coule et s’emmêle sur l’oreiller blanc. Ses cheveux à lui sont gris. Mais ils sont jeunes tous les deux, leurs corps fermes. Leur corps ferme, qui ne forme qu’un. Un seul être, l’un dans l’autre.
Des amants.
Ils ont la beauté de l’instant. De l’amour. De la mort. Soudaine et tragique. La mort qui les a surpris, là. Ce trou. Il n’est pas large, propre et net, d’un rouge cramoisi, plus noir que rouge. Une teinte élégante, rappel des draps froissés qui ont glissé du lit. Rappel indécent des draps bordeaux que je crois voir rouge sang. Rouge sang comme le sang maintenant noir qui s’est répandu sur la couche. Pas beaucoup de sang. Le cœur touché. Les cœurs, ou si près, touchés. L’odeur de cette chair, insoutenable et magnifique. Je veux voir. Je m’approche encore, j’oublie la nausée. L’odeur n’est plus rien, parce que je dois en avoir le cœur net.
Ils ne sont pas mari et femme, non. Ils ne sont pas conjoints, ni concubins. Ils sont amants, ils se sont retrouvés dans cet appartement. À lui, peut-être, ou peut-être était-ce le sien à elle. Ou à un ami, de l’un ou de l’autre.
Je m’approche et, je distingue, ou plutôt, je ne distingue pas, justement, son sexe à lui, parce qu’il disparait dans la toison brune de la femme. Ils sont l’un dans l’autre. Ils ne sont qu’un. Ils s’aimaient. Quelqu’un les a surpris…
Non. Quelqu’un savait qu’ils étaient là. Une nuit. Un matin… Ce quelqu’un est venu. La porte n’était pas verrouillée. Ou il avait les clés. En tout cas, il est entré.
Les amants s’aimaient. Ils étaient l’un dans l’autre. Peut-être venaient-ils juste de s’endormir. Ou leurs gémissements, leurs souffles rauques, l’intensité de leurs ébats ont fait que…
Ils n’ont pas entendu. Ils sont restés collés, encastrés les yeux fermés. Le meurtrier n’a pas fait de bruit. Ou à peine. Il s’est approché sur la pointe des pieds. Lui aussi voulait voir, il voulait voir de tout près. De si près qu’il a tiré à bout portant. Une seule balle, propre et nette.
Elle est entrée juste en dessous de l’omoplate droite de l’homme. Elle a poursuivi sa route sous l’omoplate gauche de la femme. Touchés au cœur. Ou trop près. Il y a si peu de sang. Ils n’ont pas bougé, l’un dans l’autre, ils sont morts instantanément.
*
Le tableau m’obsède. Depuis deux jours, je ne peux l’effacer de mes rétines, je ferme les yeux et ils sont là. Leur corps fin, soudé, sa jambe à elle par-dessus ses jambes à lui. Le haut de son corps menu caché sous celui de son amant, qui l’enveloppe, qui la protège. Qui l’aimait. Elle, c’était Aline. Lui, c’était Samuel. Ils étaient amants. Discrets. Mais pas assez pour les habitants de l’immeuble. « Ah ça, on savait quand elle venait ! » a déclaré la voisine du dessous. « Difficile de ne pas les entendre… L’isolation, ici, hein, c’est une vieille baraque ! »
On a compris. Tout. Il vivait là. Elle le rejoignait. « On entendait claquer ses talons dans les escaliers… premier étage, deux, trois, et juste au-dessus de ma tête… » Le jeudi souvent. L’après-midi, oui. Parfois le soir. « Et alors, bon Dieu, on en prenait pour toute la nuit… Mais c’était rare. » Depuis combien de temps ? Depuis combien de temps, le retrouvait-elle dans cet appartement ? « Quelques mois. Depuis le début de l’hiver. Je ne sais plus… À la Noël peut-être… »
Il y aura un avant et un après ce matin-là.
Il y a eu un avant et un après mon premier mort. Le pendu Conscience. Son fils ravagé d’avoir vu son père mort, suspendu à la poutre de la grange. C’était le premier. Aline et Samuel. Ils ne seront peut-être pas les derniers. Peut-être que oui… qui sait ? Vingt-sept ans dans la police. Quatre ans en police secours, d’autres ailleurs, et puis là, en PJ. Des morts, il y a en a eu quelques-uns. Quelques-unes. C’est toujours triste. La mort violente est rarement belle.
Mais les amants sont beaux. C’est pire.
Vingt-sept ans dans la police et, pour la première fois depuis l’école, je suis de nouveau devant un psy. La femme est douce. Brune. Elle a l’écoute bienveillante. Et moi, je ne suis pas tirée d’affaire. Je vois cette femme brune. Menue. Qui écoute mes silences. Je ne peux pas. Je ne vois qu’eux. Et même cette femme, menue et brune, c’est Aline.
« Vous avez déjà eu un amant, vous ? » je lui demande.
Ce n’est pas la question, évidemment. Elle me rétorque, trop vite :
« Et vous ? »
Moi, non. Je me suis mariée à vingt-deux ans. Un an après avoir eu le concours de police. Pas longtemps avant mon premier mort. C’était un pendu. Il s’appelait Conscience. Mon mari est flic, lui aussi. D’ailleurs, on s’est rencontré à l’école. C’est un type bien. Oui. Je ne l’ai jamais trompé. Pour tout dire, ça ne m’est jamais venu à l’esprit. Nous n’avons eu qu’un enfant. Avec notre métier, je trouve que ce n’est pas très facile d’élever des gosses.
« Et… »
Les psys, ils sont terribles. En face de cette femme, qui ressemble, ou ne ressemble pas, peu importe, à Aline, de toute façon, c’est à Aline que je pense, obsessionnellement, et face à cette femme, tout fout le camp.
Je pleure toutes les larmes de leur corps.
*
L’homme est assis en face de moi. Je le déteste. Je suis Aline. Même si je n’ai pas sa beauté, pas sa jeunesse non plus d’ailleurs. Je suis Aline, par-dessus tout. L’homme est là. Arrogant. C’est un médecin. Pardon… Il est chirurgien.
Aline et lui étaient mariés depuis douze ans. Elle en avait trente-quatre, lui a mon âge. Quarante-huit ans. Ils avaient habité en ville les premières années. Puis avaient eu un premier enfant, et un deuxième. Alors, il avait acheté une belle maison, à la campagne. Oh, pas très loin… une vingtaine de kilomètres. Un beau jardin, le grand air. Pour les enfants, c’est bien. Surtout petits.
Aline ne travaillait pas. Plus. Pour quoi faire ? Trop de stress, des horaires impossibles. Elle était avocate. Ou plutôt, elle était inscrite au barreau, mais a très peu exercé. Jusqu’à la naissance de leur premier. Et… tout était devenu trop compliqué. À quoi bon ? Il y a tant de choses à faire dans une maison… Tant de choses à faire avec deux enfants à élever quand leur père n’est pas là.
« Vous êtes chasseur. »
Ça n’est pas une question, évidemment. Il y a autant de témoins que d’inscrits à la fédération du canton. « Les armes, vous connaissez. »
Pas une question encore. Reste l’emploi du temps.
Et lui ? L’amant. Qui était-il ? Samuel. Il avait trente-sept ans. Il était écrivain…
Ah ah ! Écrivain ! Je suis Samuel, tiens, aussi, finalement. Un homme, dans la force de l’âge. Je m’en veux, un peu, d’adhérer à tant de clichés… Une femme, trop belle qui s’ennuie. Un amant, pourquoi pas ? Pourquoi non ? Et oui, Samuel était beau. Une beauté singulière, atypique. Des yeux couleur du ciel, un sourire narquois et ce corps félin. Presque féminin.
L’homme est devant moi. Le mari. Et il a un alibi en béton armé.
*
Vendredi soir. Je rentre chez moi. J’ai vu la psy. J’ai pleuré toutes mes larmes. Mais maintenant, tout va bien. Ou presque. Je souris. Mon mari est déjà arrivé. Il a mis un plat de lasagnes surgelées au four.
Il est beau lui aussi. Il s’entretient, il est musclé, des abdos en tablettes de chocolat. C’est un flic. Il est fort et gentil.
Notre fille va rester pour dîner. Depuis qu’elle a son appartement, on la voit si peu. Elle travaille trop, elle fait médecine. Les cours, les exams, les gardes. Une vie de dingue. Elle a un petit ami. Il est flic.
J’ai la gorge nouée.
« Je crois qu’on va se marier… »
Elle croit… Je vois dans ses yeux, je vois le bonheur irradier de son visage. C’est bouclé.
Je vois dans les yeux de mon mari qu’il est légèrement contrarié. Mais au fond, il est heureux. Tout ça est dans l’ordre des choses. Dans l’ordre. Dans le bon ordre.
J’ai envie de pleurer.
*
Ce tableau m’obsède. Plus j’en sais, plus il m’obsède. Face à l’ordinateur, je fais défiler les photos de Samuel. Son visage, ici et là. Et toujours, en fond d’écran de mes rétines, son corps qui enveloppe son amour. Comment l’a-t-il aimé ?
En dilettante ?
Passionnément ?
Ce corps, l’un dans l’autre… Cette posture. Cette extase jusque dans la putréfaction. Ils s’aimaient, je ne veux pas en démordre. Tout le crie. Leurs corps encastrés, son bras serrant sa poitrine à elle, leurs jambes emmêlées, son visage tourné vers son amant. Les yeux encore ouverts, vides…
Le rapport du légiste. Non, ses yeux étaient fermés, mais je les vois ouverts et tournés vers son amant. Rien ne me fera changer d’avis. Je les ai vus. Ils ne formaient qu’un. Ils étaient magnifiques. Ils étaient… sublimes. Je les déteste de tant de beauté. Peut-il y avoir de mort plus belle que la leur ? Je me déteste de détester ma vie médiocre et creuse et je pleure.
Tout est de la faute du mari. Qu’il soit l’assassin, ou non. Il savait. Il avait fini par deviner, par voir dans le regard de sa femme qu’elle n’était plus la même. Elle était transcendée par l’amour. Par son amant. Par cette chose, qui m’est pourtant parfaitement inconnue, mais que j’ai reconnue, sans l’ombre d’un doute. Ils s’aimaient. Ce tableau. Ils étaient, à l’instant de leur mort, tout, absolument tout l’un pour l’autre. Passionnément. Jamais personne ne pourra leur enlever la puissance de ce qu’ils ont vécu.
Toi, là, le mari. Que ce soit toi qui aies monté, marches après marches les quatre étages, l’arme sous ton bras, que ce soit toi ou non, qui ait pointé cette même arme et qui ait tiré, que ce soit toi ou non, tu n’as rien compris. J’espère que tu saisiras un jour, que ce que tu as perdu, tu ne l’aurais jamais gagné. Jamais.
Ils ne m’ont pas menti, eux. J’ai un témoin. De premier choix. La meilleure amie d’Aline. Son alibi. Elle m’a dit.
« Ils s’aimaient. Trop. Ça allait mal finir. »
Je regarde encore les images qui représentent Samuel. Un salon improbable ici, une page dans une revue, là. Des photos issues de réseaux sociaux. Il n’était pas si connu, pas très riche non plus. Il vivotait, d’on ne sait trop quoi. Ça les chiffonne, ici, à la PJ. De quoi vivait-il, exactement, ce lascar ? De tout, de rien, de l’air du temps…
L’appartement appartient à sa sœur. Elle vit à l’étranger. Une bonne aubaine. Il y avait vécu quelques années, sans payer de loyer. Puis il avait disparu des écrans radars, avant d’y revenir, depuis quelques mois, discret. Et amoureux.
*
C’est la fin, je le sais. Je suis très calme. Vidée. Le gamin se tient la tête baissée, le regard fixé sur ses baskets usées jusqu’à la corde, comme si elles pouvaient l’aider à répondre à mes questions. On lui a enlevé les menottes, ses mains frottent ses cuisses, il est écrasé par l’incompréhension, incapable de me regarder en face.
On est allé le chercher à 8 heures hier matin. Parfois, c’est presque trop facile. Pas toujours… Mais là, le temps compte triple. Il est 6 heures et 36 minutes. Il a passé une nuit en cellule et c’est déjà trop. Pour des caïds, ce n’est rien, mais pour ce gamin, c’est trop… Et pour son avocate aussi, trop de temps qui n’est pas payé triple. La chaleur écrasante, les minutes qui s’accrochent comme des vampires au cou de ce môme, il craque.
J’y ai pensé des nuits entières. J’y ai pensé tant et tant. Ils étaient si beaux, l’un dans l’autre. Les amants. Dans ce petit appartement niché sous les combles, ils étaient si pleinement, si résolument forts de leur amour. J’ai pensé qu’ils n’en démordraient pas. J’ai pensé, trop, qu’ils ne s’étaient pas résolus à autre chose que leur passion, l’un pour l’autre. Mon cœur a palpité… mon cœur m’a parlé. Il m’a raconté une histoire, celle de deux amants magnifiques, qui n’auraient vu d’autre issue que celle fatale de la mort. J’ai cherché… oui… j’ai cherché comment ils auraient pu l’orchestrer. Pourquoi pas ?
Mais qu’ai-je donc pensé ? Quelle pauvre fille que je suis pour avoir imaginé un seul instant que la vie réelle pouvait avoir, parfois, juste pour moi, juste pour que ma vie si banale puisse se nourrir d’une passion que je ne connaîtrai jamais, une issue si romantique. J’y ai cru… que peut-être, l’un ou l’autre, avait prémédité la mort. Pour en finir, pour n’être, à l’instant fatal qu’un seul corps. Auraient-ils pu renoncer à tout et mourir ?
Mais j’écoute le gamin, maintenant qu’il veut parler, envers et contre tout, pour que ça s’arrête. Pour qu’il puisse rentrer chez lui, dans ce foyer où le père n’a trouvé d’autre excuse à sa violence que la bouteille et la mère ne sait dire qu’humiliations et jérémiades, il ne veut que ça ! Rentrer chez lui… Dans sa chambre mansardée où jamais d’amante aussi belle que celle que j’ai vue, que je n’oublierais jamais, dans cette chambre où il ne sera jamais l’amant magnifique qui aime et protège. Alors il dit tout.
Oui, c’est vrai, il était en forêt avec le cocu. Oui, d’accord, il savait. L’absence d’une demi-heure, trois quarts d’heure peut-être… Oui, il savait, sans savoir, que ce temps monnayé sans sous, ce temps disparu qui, il y croyait, lui apporterai affection et reconnaissance, était ce même temps qui causerait sa perte. Oui, encore, il n’a rien dit. L’autre, d’ailleurs, le mari, ne lui a rien promis. Un accord tacite. « J’étais là, avec toi, fusil contre fusil, on ne s’est pas quitté… », bien sûr qu’il a dit… « Oui, lui et moi, on était là, dans la forêt, à rabattre… on était là, à l’affût, le fusil cassé, on ne s’est pas quitté » C’était presque vrai… après tout, une demi-heure, dans les bois, qu’est-ce que ça vaut ? »
Rien. Rien de plus qu’une demi-heure et la mort de deux amants qui s’aimaient trop. Rien de plus qu’une charogne qu’on retrouve dans un bois.


mardi 26 janvier 2016

Nouvelle N°16 : Sous le signe de Cybèle




Tu peux m’expliquer ce qu’on fout ici ? C’est ça ta surprise ? Brevin-les-Echelles ?
Eric Delacreille, la quarantaine arrogante, jette un coup d’œil aux assiettes gallo-romaines plus ou moins ébréchées qui achèvent leur vie derrière les vitrines. Pas un regard pour son épouse… ou plutôt pour sa future ex-épouse.
Je… je croyais… j’avais pensé que…
Finis tes phrases, bordel !
Il passe sa main dans la barbe rousse qu’il aime laisser pousser l’été. C’est son petit côté sauvage. Blandine déteste. Il le sait et s’en délecte.
À sa gauche, sous l’ombre d’un sarcophage de pierre, la femme fouille dans son sac à la recherche d’un énième kleenex. Dans le domaine des choses comme dans celui des hommes, prendre de profondes anfractuosités pour de simples lézardes peut être fatal. Quand le mal est trop avancé, la fin est proche. Le mari va bientôt demander le divorce et l’obtenir. À son avantage. Il obtient toujours ce qu’il veut.
Je… j’espérais qu’on… pourrait se donner une… der…dernière chance. - Elle sanglote pitoyablement. - Ici… le musée… la statue de Cybèle, t’as pas oublié quand même ?
Mais non, bien sûr qu’il se souvient de cette cave miteuse sur la route de Boissec, lieu de leur première rencontre il y a huit ans. Des siècles ! Ce jour-là, il accompagnait un groupe de Chinois venus investir dans le coin quand, au milieu des vases d’argile, il avait vu cette cruche superbe dans sa petite robe rouge. Elle était alors guichetière d’occasion pour l’été. Elle venait de finir sa première année de droit. Éric et Blandine se sont mariés l’année suivante. Concernant le droit, la jeune femme n’a plus eu que celui de fermer ses cahiers de cours et sa gueule. En échange, elle pouvait jouir à loisir de l’argent que son loup aux canines acérées entassait au gré d’opérations financières qu’elle préférait ne pas regarder de trop près. Baignés dans cette boue quotidienne, les sentiments avaient pourri doucement… jusqu’à ce matin de juillet où les vitrines sales du musée reflètent la décrépitude du couple. Eric Delacreille se demande maintenant comment il a pu accepter ce pèlerinage à la con. Les conseils de son avocat lui reviennent :
Patience, dans six mois au plus tard vous êtes un homme libre ! Mais pour récupérer un max, va falloir jouer serré, lui faire signer deux ou trois trucs… Rabibochez-vous, Monsieur Delacreille ! Cédez à ses petits caprices, qu’elle ne se doute de rien… et laissez-moi faire !
Blandine, le dos tourné, se mouche bruyamment face à des trésors numismatiques. En contemplant ses jambes superbes et son cul encore ferme, Éric se dit qu’il y est peut-être allé un peu fort. Après tout, si quelques gestes tendres peuvent lui permettre de garder l’appart’ de Cannes et les actions d’ADOC-Invest’, y’a pas à tortiller. Il l’enlace en rigolant :
C’est mort ici, on dirait la chute de Constantinople ! Allez, on s’en va. Une visite coquine de l’arrière de ma bagnole, ça te dit ? Après on file sur la Côte !
Il se serait presque convaincu lui-même. Oscar du meilleur rôle masculin : And the winner is… ? Elle sourit un peu, regarde sa montre. Midi cinquante-huit.
Tu… tu es sûr ? Bon… Je passe aux toilettes… et on y va.
Elle disparaît derrière une porte ornée de grossières cariatides.
Presque immédiatement, l’autre fait irruption dans la salle. Cagoule noire et tenue de commando. Il ne voit pas le visage tourné vers la statuette de Cybèle, déesse de la nature sauvage, la plus belle pièce du musée. Seule la tignasse rousse de l’homme lui brûle les yeux. C’est bien lui ! Il est venu ! Le poignard tranche la carotide d’un seul geste.
Lorsque Blandine arrive dans la salle, c’est le choc. À ses pieds, le corps d’Éric git dans une mare pourpre. Des signes de sang ont été tracés tout autour, des sortes de croix. L’ombre d’un homme se reflète sur une vitrine, puis il s’enfuit par le couloir sombre. Chancelante, elle sort son téléphone et appelle la police.
En quelques heures, les forces de l’ordre et de la communication se sont ruées sur la ville. Tout ce beau monde est rassemblé autour du petit musée poussiéreux qui se paye pour l’occasion une publicité nationale. Un homme égorgé dans un lieu dévoué à l’antiquité. L’actualité récente est dans tous les esprits : tuerie du Bardo, destructions des trésors de Mossoul, de Nimroud, Palmyre… On en oublierait presque que la collection d’objets anciens de Brevin-Les–Echelles n’a rien de remarquable et que pas une brique n’a été volée.
Il n’empêche que, comme dans une expérimentation biologique, la cellule antiterroriste a été activée et débute sa mitose infernale, se divisant et se démultipliant, gonflant l’événement jusqu’à ce qu’il ait pris toute la place dans les matrices stériles des médias. Deux heures après les faits, le pays ne vit plus qu’au rythme de Brevin-Les-Echelles. La France tremble, la France s’insurge. On recherche activement un homme d’âge moyen, de taille moyenne, yeux marron, vêtu de noir et très méchant. C’est-à-dire à peu près le tiers de la population.
Sur les réseaux sociaux, à la télé, à la radio, des citoyens bien intentionnés clament haut et fort qu’y’en a marre, que la France est un pays d’art-et-de-culture,-merde ! et qu’on protégera coûte que coûte notre patrimoine sacré… même si, entre nous, les musées c’est plutôt chiant et ça bouffe une partie de nos impôts. Les politiques de tous bords acquiescent, en profitent pour faire des déclarations poignantes et déterminées propres à l’érection de belles courbes qu’ils consulteront ensuite du fond de leurs fauteuils Louis XVI. Attention à la guillotine électorale !
Loin du bruit et de la fureur, c’est la PJ qui s’occupe de l’enquête. La piste djihadiste n’a pas tenu une seconde. On cherche qui pourrait en vouloir à Éric Delacreille. Réponse : à peu près tous ceux qui l’ont croisé un jour sur leur route. Blandine, sa femme, est encore sous le choc et se repose à l’hôpital. Le vieux type qui s’occupait des entrées ce jour-là n’a rien vu. Il marmonne, un mégot au coin de la bouche :
Moi, j’habite pas loin et je suis garagiste, voyez... Hier soir, Monsieur Martin m’a dit qu’il prenait trois jours de congé. Monsieur Martin, c’est le con… le conservateur du… truc. Il m’a laissé les clés au cas où un visiteur passerait… mais y’a jamais personne dans son nid à poussière. Et puis ce matin, alors que je finissais de monter un delco dans la cour, j’ai vu la Mercedes de Monsieur et Madame arriver sur la route. Une SLK, magnifique ! Bon, la dame voulait voir les… les machins en terre cuite, là. Je leur ai ouvert la porte et je les ai laissés. Et puis j’suis rentré chez moi. Je serais rev’nu fermer dans l’après-midi. Voilà… et j’ai vu passer personne. Personne !
On essaie de contacter Guillaume Martin. Injoignable. Introuvable. Vers 15h30, la police se rend à son domicile. Installé dans une drôle de baraque en pierres jaunes un peu plus loin, de l’autre côté de la forêt, il vit seul, sans compagne ni ami. On sonne. La porte reste fermée. On reviendra.
Les villageois parlent facilement : d’après eux, le gars est bizarre, il n’a pas supporté la mort de son père, archéologue et initiateur de la collection antique. C’était il y a cinq ans. Il a essayé de reprendre le flambeau. En vain… peu de disposition pour le commerce. L’arrêt des subventions de la Région suite à un changement de majorité n’avait pas amélioré la situation. Dès lors, Martin est devenu taciturne, agressif. Il fait peur aux gens maintenant.
C’est vers deux heures du matin, pourtant, que des jeunes donnent l’alerte. Dans la maison jaune en bordure de la forêt, les lumières sont toutes allumées, les fenêtres grand ouvertes et une musique flippante résonne dans la nuit.
Ce que découvrent les premiers policiers sur place est digne d’un navet d’épouvante. Un disque du groupe Magma tourne en boucle dans le salon et une ligne de petits cailloux blancs mène à la salle de bain. Dans la baignoire d’où déborde une eau rougeâtre, Guillaume Martin gît, vêtu d’une chasuble de lin. Sa tête est à demi immergée, ses yeux révulsés. Le bras gauche, blanc et flasque, pendouille le long de la faïence : les veines du poignet sont cisaillées. Au sol, un poignard auréolé de sang repose comme un bienheureux devant douze chandelles encore allumées. Après vérification, c’est bien ce couteau qui a servi à égorger Éric Delacreille. Un magnifique objet datant du IIe siècle, mais parfaitement aiguisé. Le manche d’argent pur est gravé de dessins représentant des scènes de chasse.
Des documents sont retrouvés sur place. Un carnet dans lequel la folie apparaît nettement, de jour en jour. Délire mystique. Lutte contre le pouvoir de Satan, calculs complexes du jour de la fin du monde, signes permettant de reconnaître les justes parmi la plèbe, les treize attributs du Malin qui, dans sa grande malignité, se joue des innocents. L’histoire des premiers martyrs gallo-romains y tient un rôle capital : récits exaltés de jeunes filles jetées aux lions, de vieillards crucifiés, de mères et d’enfants frappés, lapidés, qui mourraient convaincus qu’un bonheur sans mélange les attendait dans l’au-delà… et ainsi de suite pendant des pages. Pour Guillaume Martin, tuer les serviteurs du Mal est un acte nécessaire… mais aussi, paradoxalement, une abomination. Dans sa dernière page, il raconte le meurtre du « Démon Rouge venu au musée ». Il est bien l’assassin d’Éric Delacreille. Il dit aussi avoir été souillé par son acte que les croix tracées avec le sang maudit n’ont pas suffi à laver. Il raconte qu’il a ensuite erré pendant des heures dans la forêt, qu’il y a attendu un signe du Seigneur. Il y est question de petits cailloux qui lui ont montré la voie. Suit une longue litanie mêlant apocalypse, rédemption et sacrifice individuel. La mort était inévitable. Le suicide avait vraisemblablement eu lieu autour d’une heure du matin, douze heures exactement après le crime odieux.
L’attaque de Brévin se réduit tout à coup à un banal fait divers. Ce matin le Parisien édite la prose du déséquilibré : « Le Démon à chevelure rousse viendra dimanche à l’heure qui n’existe pas ». De savants numérologues expliquent : Il s’agit de « l’heure qui suit la douzième », 13h donc. Mais le soufflé retombe peu à peu, l’info passe au rez-de-chaussée des Unes. Demain elle disparaîtra carrément des conversations de bistrot. Et l’enquête suit son cours…
Un cours qui l’entraine vers des échanges de mails suspects entre G. Martin et un certain Pothain-69. Les plus anciens datent d’il y a huit mois, via un blog à tendance gothique. Le conservateur y évoquait ses doutes et progressivement sa conviction que tous ses problèmes venaient de Satan. Ses propos étaient ponctués de références bibliques que le fameux Pothin-69 commentait. L’ami virtuel au nom d’un célèbre martyr lyonnais, loin de raisonner le fou furieux, avait joué un rôle majeur dans son passage à l’acte. C’est lui qui l’avait prévenu que le Diable viendrait à lui, qu’il porterait le Signe de l’Enfer sur son visage et qu’il faudrait l’éliminer sans faillir. Pothain-69 était le cerveau et Guillaume Martin l’acteur innocent qui était allé au bout de sa folie… jusqu’au suicide.
Les messages de Pothain avaient été postés depuis un cybercafé parisien du 10e arrondissement, le Club-Momo. À l’inspecteur venu se renseigner, le gérant répond, goguenard :
Faudrait que je repère tous les tordus qui viennent tchater chez moi ? Bon, y’a des caméras. J’vous passe les films des six derniers mois.
Sur les vidéos, aux dates et heures d’envois des mails, on peut voir une personne d’environ 1m 70, intégralement voilée de noir. Non identifiable.
Dès lors le saint-martyr Pothain est resté caché dans la forêt urbaine, invoquant Cybèle, déesse romaine de la sauvage nature dont la statue avait été le seul témoin du crime.
Blandine Delacreille, elle, a soigné son chagrin dans les musées parisiens, a vendu la Mercedes et gère sa fortune en toute discrétion.
La vie aurait pu suivre son cours tranquille et cette histoire s’arrêter là si, un mois plus tard, les parents de la petite Capucine 10 ans ne s’étaient pas décidés à révéler les dires de leur chérubine. Le jour de l’attaque, vers 13h10, la gosse était passée en vélo sur la route de Boissec. Elle revenait du village où elle avait acheté du pain pour la famille. Mais elle s’était arrêtée près du musée pour manger des bonbons qu’elle avait chapardés à la boulangerie. C’est la raison pour laquelle elle avait mis autant de temps pour se décider à parler. Elle avait vu deux hommes en noir sortir l’un après l’autre de l’arrière du musée à quelques minutes d’écart. Elle avait eu peur et s’était cachée derrière des buissons. Le premier, elle ne s’en souvenait pas, mais le second, elle le connaissait très bien : c’était Monsieur Jaloubert, son maître de CM2. Ses parents avaient eux-mêmes hésité à en parler aux autorités, conscients du scandale que cela provoquerait.
La petite est donc reçue par des policiers au tact légendaire. Capucine n’est pas tout à fait une petite fille modèle : les nombreuses punitions qu’elle a reçues de Monsieur Jaloubert, sont placées comme il se doit sur la fragile échelle de la vérité. Ses parents la défendent mordicus. Comme ils l’ont défendue quand elle a affirmé qu’elle n’avait pas triché au contrôle de maths, qu’elle n’avait jamais traité la dame de la cantine de « grosse vache », qu’elle n’avait pas frappé la fille Michaud, cette « grosse vache », et ce malgré les traces de coups… Gaël Jaloubert est tout de même convoqué, d’autant qu’il a connu le défunt historien autrefois. Ils avaient été dans la même classe au lycée puis s’étaient perdus de vue avant de se retrouver à Brévin il y a 5 ans. Cependant, s’ils se croisaient parfois par hasard, la dégradation psychologique du conservateur était un barrage à toute vie sociale. Ils ne se côtoyaient plus depuis belle lurette. Alors, qu’est-ce que Gaël Jaloubert serait venu faire derrière le musée le jour du meurtre ? Il était impossible que Pothain-69 soit lui, n’ayant pas pu faire classe à ses adorables petits CM2 tout en tchatant en burqa depuis le Club-Momo ! L’homme est mis hors de cause et la gamine mythomane suivie par les services médico-psychologiques.
Et l’affaire en reste là.
Définitivement.
Le dossier est clos, tout comme le petit musée d’antiquités. La vie moderne reprend son cours.
***
L’année suivante, un couple traverse l’aéroport Charles de Gaule.
Et si ce taré n’était pas allé au bout… s’il ne s’était pas suicidé ?
J’étais derrière lui tout le temps. S’il avait fallu que je…. Écoute ! Tout s’est passé comme prévu, n’en parlons plus. Et on n’insulte pas les morts !
Mais il était déjà fou au lycée ! On l’a supporté de la seconde au Bac, rappelle-toi !
C’est loin tout ça… T’as bien les passeports ?
Oui, t’inquiète. Ça va aller. On va se la couler douce avec tout mon fric. T’allais quand même pas rester dans l’educ nat toute ta vie ?
Non, bien sûr… Allez, viens vite, c’est là le terminal 3… mon petit Pothain-69 !
Arrête Gaël !
D’accord, j’arrête… Sainte-Blandine !
Tu m’énerves ! Tiens, au fait, j’ai pris un guide touristique. Vu qu’on risque de rester pas mal de temps en vacances, on pourra faire tous les musées du monde !
Même les petits poussiéreux ?
Surtout les petits, Gaël, surtout les petits.

vendredi 22 janvier 2016

Nouvelle N°15 : Grain de sable




          
Les gars tournent en rond dans la cour en serrant les dents, ils ne savent pas. Ils cherchent, ils croient parfois trouver, ça les illumine quelques instants avant que le mirage s'estompe et les laisse comme des cons, pantois durant la promenade. Voilà ce que fait la prison, voilà tout ce que ça donne : la prison est un réservoir de rêves brisés, un amas de types qui revivent au ralenti les quelques secondes durant lesquelles ils ont sombré, le dérapage. La prison ne fait que nourrir l'esprit de revanche. Ils réfléchissent. Ils en arrivent à ne plus voir qu'un détail, qu'il rendent responsable de leur quotidien sinistre. Ce détail, tout le monde ici en a un, un grain de sable qu'on maudit en silence et qu'on se promet de gommer lors du prochain coup, celui qu'on montera quand on sera de nouveau dehors, celui dont on sortira victorieux, un sourire magnifique dans le bruit des lingots qui déboulent. Le grain de sable venu se glisser dans les rouages, on le maudit du matin au soir. On le connaît. On rêve au coup sans faille, parce que maintenant on sait.

            Je suis là, moi aussi, parmi tous ces gars qui comptent les jours en mûrissant un coup futur, sans une erreur, un plan parfait, un truc impeccable qui fonctionnera et puis tu verras, ce sera le soleil, un cocktail avant le plongeon dans l'eau bleue. Pour quelques-uns, je suis « le fêlé », un monstre de patience. Les plus érudits m'appellent « Nostradamus ». Pour la plupart, je suis juste « le vieux ». J'ai le même uniforme qu'eux, je marche doucement. Je ferme souvent les yeux, comme eux. Mais moi, c'est différent : le coup sans faille, je l'ai fait. Le gros coup qui change tout. J'ai mis quatre décennies à le confectionner, le polir et le regarder pousser. Je suis un vieux fou qui s'est donné les moyens de prédire l'avenir. J'aurai soixante-six ans la semaine prochaine, au sommet de mon édifice.

            Je n'en avais que vingt-sept quand j'en ai posé la première pierre. Un premier petit caillou tout lisse, presque une blague : au retour d'une semaine de vacances avec ma jeune épouse et notre bébé, à ma descente du train, je m'arrête net sur le quai parmi les voyageurs. Ma femme me voit lâcher la valise à mes pieds, me demande si tout va bien, je réprime un tremblement, les yeux exorbités. Je parle d'un flash, d'une vision d'horreur. Un accident de voiture. Je fais mes premiers pas de comédien, c'est compliqué, mais j'ai répété face au miroir, et je suis sans doute au point puisque ma femme est livide. Elle me tient par le bras, la vision s'affine, c'est une Fiat, la nôtre, un virage en épingle et la direction folle, un platane et du sang. Arrivés chez nous, je fais le tour de l'auto. Rien de suspect, mais j'insiste, convaincu qu'un danger nous guette. Je supplie ma femme de me croire. J'appelle un garagiste. Un camion plateau. La Fiat part en révision.

                                                                                                                                                                                   Trois jours plus tard, le compte-rendu du mécano nous donne à tous deux des sueurs froides : la colonne de direction présente une usure inexplicable, le premier virage à vive allure nous eût sans doute été fatal. Ma femme manque de s'évanouir. Les réparations sont effectuées, la facture soigneusement archivée. Ce que je ne dis à personne, c'est que durant la semaine de vacances, j'ai fait remplacer la colonne de direction tout à fait en état par une plus ancienne, hors d'usage, trouvée chez un casseur.

                                                                                                                                                                                    Tout notre entourage connaîtra l'histoire. Je feins de ne rien y comprendre. La vie reprend gentiment son cours. Ce flash nous a sauvé la vie. La voilà, ma première pierre.



                                                                                                                                                                                       La deuxième, je ne la pose que sept ans plus tard : au milieu de la nuit, je sursaute et réveille ma femme couchée tout contre moi. Nos draps sont trempés de sueur. Du gaz, notre petit garçon, des flammes. Un flash. Je bondis, ma femme se presse à ma suite. Dans la cuisine de notre  appartement, les quatre feux de la gazinière sont allumés. La chaleur nous saute au cou tandis qu'on distingue une forme au sol : notre enfant est là, recroquevillé sur le carrelage, il dort. Elle est prise de panique et le serre dans ses bras tandis que j'éteins tout, le souffle court. Nous l'emmenons dans notre lit, incapables de nous rendormir tant ce que nous venons de vivre nous obsède.

                                                                                                                                                                                       Le médecin dira d'Antoine qu'il souffre de somnambulisme et qu'il n'y a rien à faire. Moi, je ne dirais à personne que j'ai porté mon fils dans son sommeil en marchant sur des œufs, déposé sur le sol, puis ouvert les brûleurs, tout mis en place, seul au milieu du silence, pour pouvoir, une nouvelle fois, dire que j'ai vu quelque chose.

                                                                                                                                                                                      J'ai eu deux flashs. C'est invraisemblable, mais les faits sont là. Ils parlent déjà pour moi.



                                                                                                                                                                                      Au troisième flash intervient pour la première fois l'argent. Je dépense plus de vingt mille francs pour asseoir mon précieux pouvoir, un investissement dérisoire en comparaison de ce que nous gagnerons plus tard. C'est au soir de mes quarante-cinq ans : une grande fête, les amis, la famille, un gîte loué dans la campagne. Rendez-vous donné à la maison afin de nous y rendre en convoi. Les voitures se suivent en warning afin de ne semer personne, je roule en tête en compagnie de mon épouse et d'Antoine, maintenant adolescent. La soirée s'annonce belle et joyeuse, mais je pile tout à coup, provoquant une pluie de klaxon de la part des copains qui nous suivent. Je suis incapable de redémarrer. Ça rigole dans le rétroviseur. Un flash. La salle, une tempête, une tornade, je ne sais pas, le toit s'effondre dans les hurlements. Je connais mon sujet. Ma femme prend le volant, nous redémarrons et stoppons devant une cabine, j'appelle le traiteur déjà sur place, il faut fuir, tout laisser en plan, je crie pour me faire entendre.

                                                                                                                                                                                   Nous passerons finalement la soirée chez nous, un peu à l'étroit. Je ne parviens pas vraiment à me détendre et m'en excuse à maintes reprises, la fête a lieu dans une ambiance un peu étrange. Rien n'arrivera au gîte cette nuit-là.

                                                                                                                                                                                   Mais la semaine suivante, tandis qu'un mariage s'y déroule, le toit de la bâtisse se fendille comme dans les visions que j'ai eues. Le feu prend dans les cuisines à l'heure de la pièce montée, se propage le long de la vieille charpente. Les pompiers maîtrisent les flammes et personne ne sera blessé, mais l'ensemble du corps de ferme est détruit. Ma femme, nos amis, la famille, nous avons tous le souffle court en découvrant cela dans le journal au lendemain du drame.

                                                                                                                                                                                    Mes collègues de badminton croiront couvrir un adultère en disant à ma femme que j'étais avec eux dans un bar au moment de l'incendie. Ils ignorent que je me suis en fait faufilé dans les cuisines du gîte pour embraser les poubelles.

                                                                                                                                                                                          

                                                                                                                                                                                        Je suis sonné, bien dans mon rôle. J'intrigue mon entourage. Ma femme m'appelle mon ange gardien, on dirait que mon don la rassure. Antoine, lui, se demande pourquoi jamais aucun flash ne vient me souffler les six bons numéros. Je veux lui dire que tout cela n'est qu'une question de temps, mais je me tais. Je reste concentré. Je dis que je me fais parfois peur. C'est presque vrai. Je vais jusqu'à consulter un psychologue, puis un club de médiums amateurs, pour comprendre. Les rendez-vous s'étalent sur plusieurs années sans qu'aucune explication ne surgisse.

                                                                                                                                                                                        Et puis un jour, j'achève la mise en scène. Une sorte de cerise sur le gâteau que je prépare depuis le début. Ma femme et moi avons la cinquantaine aisée, la maison est payée. Antoine est aujourd'hui adulte, et travaille à Grenoble. Nous lui rendons parfois visite le temps d'un long week-end. Après trois jours passés chez lui, je prends mon épouse par la taille au moment de repartir : je veux aller en Italie. Ça n'était pas prévu, mais j'insiste, j'ai vu quelque chose, je voudrais vérifier. Un flash. Mais sans danger, cette fois, pas de violence. C'est un hôtel, une maison haute dans une rue romaine, c'est flou, mais il me semble que ça s'appelle Il Venezia. Je l'ai visité dans mon rêve, je décris la bonhomie du patron, ses rouflaquettes et sa moustache. Dans une chambre au second, je dénichais un billet de vingt euros glissé sous une console. Et si on allait voir ? Peu de temps suffit à la convaincre, elle est intriguée, surtout séduite à l'idée de cette escapade.

                                                                                                                                                                                   Nous roulons plusieurs heures. Dans Rome, je reconnais les rues empruntées la nuit dernière dans mon sommeil, je n'en reviens pas moi-même, je n'ai jamais mis les pieds ici. Nous arrivons bientôt devant le vieil hôtel. Gino a des pattes à la Elvis, sa moustache est fine et son rire, spontané quand il nous tend la clé. Aussitôt installés, je tire la table de chevet. Derrière, entre le mur et le bois, un billet bleu plié en quatre, que je brandis, hilare. J'invite ma femme au restaurant le soir et le laisse en pourboire à la serveuse, à qui nous racontons mon rêve. Elle le glisse dans sa poche, émerveillée par notre histoire.

                                                                                                                                                                                    Pour cette entourloupe, le boulot a été énorme. Parcourir la capitale italienne sur Internet en comptant les virages, scruter les façades, et tout mémoriser. Puis faire comme si tout était exactement comme dans la vision que j'avais eue, rouler dans Rome sans faire d'erreur. Des heures passées à répéter l'itinéraire les yeux fermés. Convaincre un patron d'hôtel de jouer le jeu, en revanche, ça n'avait pas été bien dur. Lui faire parvenir vingt euros, lui indiquer la planque, le rendre complice d'un petit tour pour séduire une jolie maîtresse, ça n'avait pas été très compliqué.



                                                                                                                                                                                 Voilà. Quatre flashs au total. La retraite approche. Une maison près de la mer pour y couler des jours paisibles, une barque, un hamac au milieu des pins. Je vis avec une sorte de conscience prête à bondir depuis plus de trente ans. Mes paroles peuvent revêtir des allures de prophétie. Dieu sait ce que l'avenir nous réserve. Moi aussi.

                                                                                                                                                                                            Car depuis tout ce temps, je ne nourris qu'un rêve : pas une bicoque les pieds dans l'eau, pas une rente confortable. Beaucoup plus. Des voyages somptueux, des limousines et des costumes sur mesure, voilà ce que je veux. J'ai un plan qui ne comporte pas la moindre faille, j'y travaille depuis toujours : je suis devin. Ma femme, mes amis, mon fils, tout le monde le sait, tout le monde m'a vu à l’œuvre. Quand, la veille de mon pot de départ, je sursaute en plein repas, je suis sur le point de nous assurer, à ma femme et moi, une retraite princière autour du globe.

                                                                                                                                                                                      Un flash. Le dernier. Un incendie dévastateur, notre maison réduite en cendres. Nous nous levons de table et déguerpissons à l'hôtel sans rien débarrasser. Le lendemain, nous pénétrons chez nous comme on marche sur des œufs, jusqu'au bureau, relire notre contrat d'assurance. J'annule le verre de l'amitié en compagnie de mes collègues, cas d'urgence, et me rends chez notre assureur. Je couvre notre habitation pour une valeur de cinq millions d'euros. Tous risques. L'homme est éberlué, mais je suis catégorique, ma décision est prise. Je fais un gros chèque et signe le contrat deux semaines plus tard.

                                                                                                                                                                                   Trois jours après la signature, un incendie emporte notre domicile sans que les pompiers n'y puissent rien. Ne subsistent que quelques parpaings du pavillon, une carcasse famélique et détrempée. Aucun expert ne peut déterminer la cause d'un tel carnage, tout a été si vite, les constructions récentes brûlent comme des ballots de paille. La compagnie d'assurance a mené ses investigations et fait défiler les témoins de ma vie entière, de vieux amis aux cheveux gris, un garagiste à la retraite, de lointains voisins, une Italienne autrefois serveuse. D'anciens joueurs de badminton. Antoine. Tous ont témoigné, tous ont dit que j'avais, à plusieurs reprises par le passé, évité à mes proches de vivre le pire, et vu des choses. Personne n'a su dire pourquoi, et moi non plus. Après des mois d'enquête infructueuse, les cinq millions d'euros ont été versés sur notre compte.

  
Ça, c'est un coup parfait. Une réussite aussi pure que du cristal, une étoile tout là-haut dans le ciel. Aucun de ceux qui m'entourent ne peut prétendre au dixième de ce que j'ai réussi. Mon grain de sable à moi est différent du leur. Un tout petit grain de sable venu se glisser dans mes rouages, et qui n'en finit plus de valser sous mon crâne, dans mes yeux, mes oreilles, et sous ma peau, un tout petit rien qui m'obsède. Ma femme, qui a bravé sa peur, et pénétré chez nous. Qui voulait sauver quelque chose, j'ignore quoi, avant que tout ne flambe. L'incendie s'est déclaré quand elle était à l'intérieur. Elle a péri dans les flammes.

                                                                                                                                                                                      J'ai serré les dents tout le temps qu'a duré l'enquête, j'avais un but, une volonté qui me portait. Une fois l'argent versé, je n'ai plus eu face à moi qu'un océan de vide dans lequel je ne me suis pas senti capable de continuer à vivre. J'ai tenu dix-huit jours, et me suis écroulé.

                                                                                                                                                                                      J'ai rassemblé quelques affaires, et suis allé voir la police, coupable des pieds à la tête. J'ai pleuré longtemps. Mon histoire a fait les gros titres du journal, on a parlé de ma folie, aussi de mon génie, de mes remords, on m'a même parfois plaint. C'est encore le cas ici. Ce que les gars qui m'entourent ignorent, c'est qu'on ne sait jamais qui on est vraiment, on ne sait pas comment on réagira. J'ai dit lors de mon procès que je ne pourrais pas survivre à mon épouse. Aujourd'hui, je sais que j'aurais réussi. Même ici, je suis debout. Je ne pense plus à elle. Je serais dehors, riche, sur le pont d'un bateau. Je suis allé me dénoncer. J'ai dit que je m'en voudrai toujours. C'était vrai. Je m'en voudrai toujours de m'être à ce point trompé sur moi-même.


Le voilà, mon grain de sable.