vendredi 30 décembre 2016

Nouvelle anonyme N°17 - Délia face au port


First time I shot her I shot her in the side
Hard to watch her suffer
But with the second shot she died
Johnny Cash
Delia marche dans la rue Fesch. Elle porte aux pieds une paire de richelieu vernis noire avec un talon de 9,5 cm. Ce ne sont que des Repetto mais elle prend garde aux interstices des pavés et aux merdes de chiens qui constellent le passage de la rue piétonne et pourraient abimer ses talons. Une vague de touristes retraités arrive de face. Malgré ses 45 kilos et son mètre soixante, Delia ne se poussera pas, la vague devra s’ouvrir devant elle. Ça parle allemand et, en dehors de Marlène Dietrich, Delia vomit les Allemands sans savoir pourquoi. Comme une allergie. Le temps est lourd. Les journées d’automne à Ajaccio sentent souvent les angoisses étouffées que le soleil n’a plus la force de masquer. Il y a dans le ciel des nuages bouffis et humides. Si Delia pensait, elle ne se dirait rien de plus en les observant que :
De gros Arabes poisseux au hammam.
Delia n’est pas une jeune fille apte à penser et cela lui rend bien des services au quotidien. Exister lui importe peu, elle vit et elle brille quitte à marcher dans le vent mais jamais dans la merde et toujours en chaussures qui coûtent une blinde. Là, quand même, les richelieus pèsent autant que des pompes de chantier. Il fait lourd. Delia ôterait bien sa fine veste de cuir mais la garder à la main ou sur le sac casserait sa silhouette. Les couleurs sombres mettent ce qui reste de son bronzage estival en valeur. Elle porte un shorty et un soutien-gorge push-up Princesse tam.tam, un serre-taille Aubade. Si elle était dodue, la sueur inonderait l’ensemble d’auréoles sombres comme le sang. Delia est gaulée à faire pâmer les voyeurs d’Instagram. D’un gracieux mouvement de tête, elle balance sa chevelure blonde sur son épaule gauche. Elle compte plus de 14 K Instagramers parce qu’elle a la taille fine, un beau gros cul qui doit bien peser le tiers de son poids total, de longs cheveux et la science photographique pour choisir l’angle de vue de son corps ou des paysages corses. Les gens adulent le sexe et l’argent ouvertement aujourd’hui. Plus besoin de se cacher derrière un quelconque culte païen.
Les retraités sont descendus d’un bateau de croisière bleu marine qu’elle a vu dans l’enfilade de la rue des Trois Marie. La perspective en plongée le place au-dessus des immeubles de la vieille ville. C’est monstrueux à bien y regarder. Beau et terrifiant à la fois. Quant à la vague compacte au milieu de la rue Fesch, elle n’est qu’agaçante et ne laisserait plus un pélot dans les commerces à en croire les patrons. Comme dirait sa mère qui lâche des milles et des cents chez ses amies boutiquières, la saison durerait toute l’année, elles trouveraient quand même à se plaindre. Delia n’ira finalement pas au contact de la vague, elle souhaite faire une entrée la moins chiffonnée possible. Virer dans la rue de gauche, l’air est plus épais à avaler qu’une coulée de radium ou une giclée de sperme chaud au fond de la gorge. Ange-Ma » adorait qu’elle avale et elle lui jouait bien qu’elle adorait ça elle aussi. Tout dépend du contexte, comme aujourd’hui. Delia pense à la mère de sa mère qui crachait sur sa propre descendance qu’elle ne se serait pas corrompue pour deux œufs avec les Italiens pendant la guerre. En échange de quoi, elle s’est prostituée toute sa vie dans la sphère domestique des petites compromissions quotidiennes. Les chiennes ne font pas des chattes. Delia doit subir à fond pour garder la place sur le piédestal ajaccien. Elle arrive à la porte cochère de l’immeuble de Santu.
La porte blindée donnant sur le palier s’ouvre quand elle appuie sur la sonnette et elle s’avance dans un petit vestibule face à une seconde porte en bois massif. En haut à gauche, elle aperçoit une installation vidéo.
Santu, ouvre-moi.
Il ouvre la porte en grand.
Delia. T’ouvrir ? Mais bien sûr, ma chérie. Entre.
Elle avance d’un pas. L’appartement est nu, comme Santu qui bande déjà, très à son aise. Delia dévie son attention vers la vue de l’appartement sur le port de commerce d’Ajaccio. Le bateau de croisière des retraités schleus de la rue Fesch est à quai devant les immenses baies vitrées du salon. C’est un énorme Mein Schiff. Le père de Delia, président de la Chambre de Commerce et d’Industrie, dit toujours à propos de ce bateau : « Grattons-nous le cul, ça prolonge la chance. Demain, les Schleus du Meineuh Chip vont larguer leur fric dans la ville. » L’appartement de Santu est au quatrième étage et il semble encore quelques niveaux plus bas que le pont supérieur du bateau. Quelques croisiéristes sont au bastingage. Loin, noirs et flous comme des oiseaux de malheur. Delia ne saurait dire à quel point, à moins qu’elle se trompe. Son jugement est biaisé. Elle ne sait pas où ni comment regarder alors elle scrute la pièce, fait comme si tout était normal, ce qui amuse beaucoup Santu. Aux murs du salon, huit reproductions grand format de photographies d’Araki. Toutes sont des shootings de femmes japonaises ligotées et soumises. Delia a entendu dire que lors de séances, les femmes pouvaient se mettre à pleurer, soulagée de s’abandonner, en éclipse totale de leur psyché. Normaliser la déviance est la protection des peureux. Le salon est meublé d’un écran plat 65 pouces, d’un canapé quatre places en toile beige, d’une table basse carrée de plus d’un mètre de côté, d’un très beau tapis oriental. Sur la table basse, trois cordages en fibre naturelle. Une porte ouverte à courte distance à main gauche, sur la table de la cuisine, une plaquette de quatre cachets bleus, des restes de coco et une demi-bouteille de Saint-Georges en verre. Delia ne sait plus si elle doit avancer ou non et l’indécision va la laisser précisément là où elle est alors elle franchit largement le seuil jusqu’au milieu du salon et balance sa chevelure du côté gauche.
Tu prends mes affaires ?
Je dois te fouiller, chérie.
C’est pas utile.
Oh que si.
Putain, Santu, pour qui tu me prends ? Pour une des pétasses soumises que tu as au mur.
Tu ne veux pas ma réponse. Et c’est du kinbaku-bi. De l’art.
Sérieusement, je m’en branle. Si tu me fouilles, j’me casse et c’est tout.
Il claque la porte intérieure derrière elle. Il sent qu’elle a peur. Elle est impressionnée. Il est content. Santu passe un bras autour de sa taille et se colle contre elle, place son sexe entre ses cuisses et lèche ses lèvres en une fois. Comme un lion. Delia déteste qu’un homme lui bave dessus.
Qu’est-ce que t’as, là ?
Un serre-taille, pour mettre mon cul en valeur. Tactique.
Santu prend sa main et l’invite à s’assoir sur le tabouret haut face au bateau. Delia voit des passagers du bateau flâner sur le ponton. Elle pose délicatement son sac sur la table basse et se hisse sur le tabouret
Le vitrage est filmé sans tain. Tu peux admirer la vue, te laisser baigner par la lumière du jour, en toute discrétion. J’y passe des heures depuis que je suis là.
Au point où j’en suis. Tu m’offres à boire ? J’ai soif.
Après tu iras aux toilettes.
T’as peur d’une douche à la pisse ? tente Delia qui redresse la tête.
Reste assise, ma belle. C’est mieux. Il n’y a rien à boire d’autre que de l’eau. Et j’ai pris du Viagra. Pour durer longtemps, c’est mieux que la dope.
Delia transpire, l’appartement est trop chauffé. Les tâches de sueur sur sa robe pourpre s’étendent. Elle le sent sous son cuir qu’elle enlève et jette sur le canapé. Elle se garde bien de poser des questions et attend que Santu la baise, comme prévu. Il bricole près du téléviseur et lui montre l’écran d’un iPad.
Voilà ! Regarde.
L’écran plat affiche quatre fenêtres, une vue de l’extérieur de l’immeuble, une vue du palier d’étage, une vue entre les deux portes, une vue du salon. Sur l’iPad, il ouvre une fenêtre qui affiche le film du salon sur le téléviseur. Delia regarde le couple à l’écran, la fille résignée, le gars sec avec une bite de chien.
Je ne risque rien avec toi, hein ?
Bien sûr que non, surjoue-t-elle. Moi, je suis contente de te voir et, comme je te l’ai dit au téléphone, ma famille s’excuse.
N’en parlons surtout pas, tu es là et c’est magnifique. Les affaires sont pour plus tard.
Santu s’agenouille devant elle et place les mains sur les genoux toniques de Delia. Il repousse la robe, attrape le shorty. Delia se lève un peu sur ses jambes et Santu fait glisser le shorty sur les chevilles, le renifle et l’envoie sur la table basse. Il renifle ensuite les cuisses et s’approche du sexe de Delia qui réprime un frisson. Santu ouvre les lèvres de Delia avec son nez. Delia pousse un petit cri et se dégage.
Tu as peur ?
Je ne suis pas parisienne. Je n’ai peur de rien. J’ai juste hâte que tu me prennes.
Delia laisse penser qu’elle a peur en niant complètement. Sa mère lui a enseigné quelques stratégies qui laissent croire aux hommes qu’ils sont les maîtres. Elle est juste écœurée, en fait. Santu sourit.
N’en fais pas trop. Il ne faut pas. Avoir peur. Tu sais bien qu’on a besoin l’un de l’autre, maintenant.
Il se tait trente secondes, fourrant à nouveau son nez dans Delia.
Et les Parisiennes sont géniales comparées à toi, pintade. Je vais t’attacher, murmure-t-il en lui attrapant le poignet.
Cette fois, Delia le repousse et tombe du tabouret. La vélocité de Santu lui permet de la saisir par les cheveux. Il amortit sa chute avant de la tirer en arrière et de l’allonger sur le tapis. À genoux sur elle, il la frappe à main ouverte, Delia ne voit que le sexe pendant au-dessus d’elle telle une troisième jambe, effleurant la robe à chaque claque. Tandis qu’il se lève, elle racle le sol pour s’enfuir à nouveau. La famille n’a qu’à se trouver une autre pute. La chute et la volée qu’elle vient d’encaisser ont déréglé tous ses repères, elle s’affale lourdement. Santu la retourne avant de la frapper à nouveau à coups de gifles mesurées, à rythme lent.
Ça, c’est pour te rendre l’humiliation d’avoir préféré l’autre gros. Ça ira mieux après.
Santu stoppe sa litanie de baffes. Delia geint, elle saigne du nez. Des mains, elle effleure son visage pour s’assurer que tout y est bien en place. Santu la tracte par les aisselles pour la ramener au milieu du salon face au port.
Tu vas tacher mon tapis.
Il déchire la robe dans le dos de Delia et la jette. Le voile pourpre ondule dans l’air chaud du salon avant de se poser magnifiquement sur un coin de parquet puis de s’étaler comme la nuit sur la beauté des femmes. Delia tente de se tenir droite mais elle souffre. Son nez coule alors elle articule « mouchoir » pour Santu qui lui ramène une serviette humide et fraîche de la cuisine. Delia tamponne son visage pendant que Santu dégrafe le soutien-gorge push-up.
Il faut les libérer ces seins. Ils seront bien plus beaux entre mes cordages.
Sale connard. Ne me fais plus mal.
Tu as eu ta dose, lui répond-il de la cuisine. Maintenant, tu te relaxes, chérie, tu vas adorer. Tu me remercieras ensuite.
Elle reste là, le nez gluant et les cheveux emmêlés. Ses gros seins pendent sur son ventre. Elle parvient à se tenir droite pour leur octroyer leur vrai visage, la paire de seins pleine et large qui a fait son succès auprès d’Ange-Marie la première fois qu’ils se sont rencontrés. Sa mère les lui a offerts pour ses seize ans. Elles sont allées à Nice ensemble pendant les vacances de Noël de son année de première, discrètement, et l’été suivant Delia pétait les scores à la paillote du Week-End. Delia sanglote et ravale tout quand Santu revient. Elle fait semblant de soulager ses tuméfactions avec la serviette. Il s’agenouille devant elle et avale un cachet de Viagra.
Qu’est-ce t’as, t’es impuissant ?
T’étais en retard, j’en ai pris un il y a plus d’une heure alors je double la dose. Certaines filles sucent aussi bien qu’elles vipérinent, ça oblige les hommes à tout faire pour tenir leur rang au concours de bites local. Vous donnez d’un coup de langue et reprenez de l’autre. Non, dans mon cas c’est pour mieux prendre mon pied, Delia. Et on sera quitte. Tiens.
Toujours au sol, elle boit un peu au même verre et le pose à terre. Elle se console en imaginant briser le crâne de l’allumette brune et nue qui se relève et bombe le torse. Elle étouffe un petit rire entre sa morve et le sang dans son nez parce que Santu la domine en faisant bouger son sexe. Sa mère lui a dit que ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Quelle abrutie. Si papa savait, songe-t-elle. Mais il sait, bien sûr. Delia se sent très seule et très lâche.
Tu sais que la Corse est le département qui utilise le plus de Viagra ? C’est prouvé, hein ! On ne peut pas tous être impuissants, quand même.
Je m’en fous, Santu, qu’on en finisse. Ne sers pas trop fort. Tu es sûr que personne ne doit venir. Je ne veux pas qu’on me voie comme ça.
T’inquiète. Allonge-toi.
Je vais prendre un quart de Lexomil d’abord.
Pas besoin.
À chacun sa dope.
Delia rampe et se relève en posant d’abord les genoux par terre. Debout à son tour, elle soutient le regard de Santu et descend lentement sur son cou, s’attarde sur son plexus et descend toujours jusqu’à observer le sexe de Santu, long, droit, pointu. Le gland est rose très foncé. Il bande à mort. Il va lui faire mal. Aujourd’hui, demain et dans un an. Elle le sait. Ange-Ma » avait un sexe épais et rond, beige, pas trop long.
Dépêche-toi, souffle-t-il en saisissant les cordes avant de se replacer devant la baie vitrée et le paquebot.
Elle ouvre son sac et se tourne vers Santu. Il est à contre-jour. Les cordages pendent à sa main gauche. Dans son dos, un horrible masque japonais tatoué ouvre une bouche rouge et dentue qui se moque de Delia. La main dans le sac, elle hésite entre la plaquette de Lexomil et le renflement dans la doublure décousue. Choisir, franchir un seuil, être liée ou déliée. Elle n’a pas l’habitude de réfléchir. Il va se retourner, elle verra ses yeux. Le masque japonais bouge, Santu s’impatiente et s’étire. C’est interminable, ça dure dix secondes. Delia prend le petit Glock 26 entre la doublure et le cuir du sac, le pistolet qu’Ange-Marie n’a pas eu le temps de sortir de sa sacoche quand Santu l’a fait abattre à la kalach ». Santu l’aperçoit dans le reflet de la baie vitrée. Les regards se croisent. Il y a des passagers sur le bastingage du Mein Schiff. Delia tire. Ange-Ma » lui a appris. La balle perfore le cou de Santu quand Delia visait le cœur. Le double vitrage n’explose pas quand la balle ralentie par la chair de Santu l’atteint. Une étoile se forme. Les passagers vaquent. Delia ne voit rien. Elle sait qu’elle a touché Santu, la détonation résonne encore dans son cerveau. Elle colle son dos au mur et heurte une photographie d’Araki et attend que Santu se vide sur le tapis et arrête de bouger. Il bande encore un peu. Ce n’est que ça, finalement.
Elle essuie rapidement ses traces avec son boxer, récupère la robe déchirée et va dans la chambre de Santu, se déchausse, enfile un jean qu’elle replie aux chevilles, se rechausse, attrape une chemise blanche ajustée. Elle prend un moment pour s’arranger, laisse ses cheveux partagés en une raie au milieu tomber sur ses tempes et ses joues, les fait bouffer un peu. Pourquoi je ne me presse pas ? Personne ne doit venir. J’ai tiré quand même. Oui, mais l’appart » est blindé de partout et tout le monde se tait quand il y a un boum ici. C’est toujours la mort qui appelle les pompiers. J’ai le temps qu’il faut à l’âme de Santu pour déserter son corps et s’enfuir par l’étoile de la baie vitrée.
Ça va, Santu ?
Elle le repousse un peu du bout d’une de ses richelieus vernis, récupère le disque dur de la vidéosurveillance avec le boxer à la main, s’assoit sur le tabouret, observe le sang très liquide de Santu avancer doucement dans le tapis. C’est joli, ça ferait une belle photo sur Instagram, se dit-elle. Elle réfléchit à nouveau pour ne rien oublier, descend du tabouret, met ses larges lunettes de soleil et va à la porte.
Tu vois, je me rends compte qu’il n’y a qu’une chose qui compte quand on a une vie de merde comme moi : les shoes, l’amour et la vengeance. Ça fait trois mais tu t’en fous maintenant, hein.

Sur le trottoir, Delia se noie dans la vague de touristes allemands qui retourne à bord du Mein Schiff et appelle sa mère.

mardi 27 décembre 2016

Armelle Carbonel sous le feu des questions

  • Les questions du Boss.



1- N'y a-t-il que du plaisir, dans l'écriture, ou t'est-il déjà arrivé de ressentir une certaine forme de douleur, de souffrance, dans cet exercice ?
  • Le plaisir avant tout, même dans la souffrance ! Se torturer les méninges quand la page blanche se profile à l’horizon… lutter contre l’attrait du vide… et sentir cet équilibre fragile sous ses doigts… Un cocktail addictif qui prend sa source à chaque page !


2- Qu'est-ce qui te pousse à écrire, finalement ?
  • Qu’est-ce qui m’en empêcherait, surtout ?


3- Comme on le constate aujourd'hui, tout le monde écrit ou veut s'y mettre. Sportifs, stars du show biz, présentateurs télé, journalistes, politiques, l'épicier, ta voisine... de plus, des sites proposant des services d'auto-édition pullulent sur le net. Ça t'inspire quoi ?
  • Il y a des lecteurs pour tous les genres, alors pourquoi pas des auteurs en tous genres ? La diversité est une richesse.


4- Le numérique, le support d'internet, les liseuses, les ebook, les réseaux sociaux, sont une révolution pour les auteurs et bousculent également le monde de l'édition. Que penses-tu de ce changement ?
  • Je suis une fervente militante du support papier… mais il faut savoir évoluer avec son temps. Ces modes de communication ouvrent des portes autrefois infranchissables et favorisent les échanges, alors, je m’adapte !


5- Il semble que de plus en plus, les auteurs prennent en charge leur communication, font leur publicité, créent leurs propres réseaux, prolongeant ainsi le travail de l'éditeur de façon significative.Te sers tu toi aussi de ce moyen pour communiquer sur ton travail, annoncer ton actualité, discuter avec tes lecteurs ou d'autres auteurs et ainsi, faire vivre tes livres plus longtemps ?
  • Oui, bien sûr ! Pas seulement pour faire vivre mes livres, mais également pour entrevoir d’autres univers artistiques et créer une vraie relation avec mes lecteurs.


6- On dit qu'en 25 ans, le nombre de livres publiés a été multiplié par deux, leur tirage ayant baissé de moitié pendant cette même période. Comment sortir le bout de sa plume de cette masse de publications ? Être visible ? N'est-ce pas décourageant pour les jeunes auteurs ? Que leur dirais-tu ?
  • A ce propos, en tant que jeune auteur, z’avez un tuyau ? Sinon, décourageant ? Non. Tout le monde a sa place sur la scène littéraire. Même les seconds rôles ont leur mot à dire !


7- Les relations entre un éditeur, ou un directeur de collection, et un auteur, pourraient faire l'objet d'une psychanalyse, me disait un écrivain, récemment. Qu'en penses-tu ? Comment analyserais-tu cette relation que tu entretiens avec eux.
  • Si on oublie le divan, je suis en phase avec l’idée ! Je confie à mon éditeur mes doutes, mes peurs, mes angoisses. Et j’ai la chance d’avoir une oreille attentive et compréhensive à l’autre bout du fil ! Je n’en révèle pas autant à mon psy ! (rires !)


8- J'ai pensé longtemps, et ma bibliothèque s'en ressentait, que le noir, le polar, était une affaire de mecs. Les coups durs, la débine et la débauche, les gangsters, la baston, les armes, les crimes et la violence en général… une histoire de bonshommes. Aujourd'hui, les femmes sont de plus en plus présentes dans l'univers du polar. Grâce au Trophée, j'ai pu me rendre compte qu'il y avait de nombreux auteurs femmes dans ce genre. Ce n'était pas le cas il y a quelques décennies.
Quelles réflexions cela t'inspire-t-il ? À quoi cela est il dû, selon toi ? En lis-tu et, si oui, Lesquelles ?
  • Pourquoi les hommes auraient-ils la primeur de la violence en littérature ? Nous sommes avant tout humains, et donc tous susceptibles d’en parler. J’en lis, sans distinction de sexe. Les féminines qui me touchent le plus sont Claire Favan, Karine Giebel et Emma Locatelli.


9- Pourquoi as-tu accepté de participer à ce Trophée ?
  • Pour le concept. J’adore. Etre jugée à l’aveugle… c’est bon ça !


Les questions de Mme Louloute.

1- Vie professionnelle, vie de famille, salons et dédicaces, à l'écriture reste-t-il une place ?
  • Dans mon cœur, une place importante. Dans mon emploi du temps… aussi !


2- A-t-on encore les idées claires, quand tous nos héros broient du noir ?
  • J’adore les clair-obscur… Alors, je préserve ma part de lumière en aimant.


3- La rentrée littéraire approche. Un livre, ça va, 560, où est-ce qu'on va ?
  • En librairie ?


4- Le dicton du jour : À la saint Grégoire, sort un livre de ton placard. Je t'écoute.
  • A la sainte Armelle, jette-toi sur un livre d’elle ?


5- Boire ou écrire, faut-il choisir ?
  • Joker !


6- La littérature est le sel de la vie. Passe moi le poivre.
  • J’opte pour le piment.


7- Lire aide à vivre. Et écrire ?
  • Ecrire, à survivre.


8- Une anecdote à nous narrer, sur un salon, lors d'une dédicace, d'une table ronde, un événement touchant, drôle, étrange… ?
  • Ça, j’ai ! En salon, on me confond continuellement avec Sandra Martineau ! Si bien que nous sommes officiellement proclamées « jumelles » ! Méfiance, on pourrait vous jouer un tour…



Nous te remercions d'avoir répondu à nos questions et d'être présent(e) avec nous, pour cette troisième édition du Trophée Anonym'us.


vendredi 23 décembre 2016

Nouvelle anonyme N°16 - Javel


Hé, mon ami, on va continuer à chercher, dèh ! Tchoko-tchoko je vais le retrouver, ton fils.
Je n’aurais pas dû dire ça. À l’instant où j’ai vu Narcisse hocher la tête, se servir en silence un autre thé, j’ai réalisé que c’était une erreur. Pourtant, tandis que je marchais vers sa maison, passant tête baissée devant maquis bondés et enseignes de coiffure, j’avais étudié chaque mot. Pesé le pour et le contre. Entretenir l’espoir d’une issue heureuse ainsi que je le faisais depuis des semaines. Ou aider mon ami à accepter. À réaliser, doucement, que peut-être on ne retrouverait jamais Roméo. Qu’aucun des gamins ne dirait plus rien, à présent. Qu’il était trop tard.
Oui, peut-être aurais-je dû lui dire tout cela.
Mais je n’y suis pas parvenu.
Le soleil vertical écrasait nos ombres sur la terre de sa cour. Derrière lui se tenait sa femme, encadrée dans la porte, droite et muette dans son boubou. Cette vision de Narcisse ruiné par la peine, assis sur son petit banc sous le manguier, pour moi c’était trop. Insupportable. On vient du même village, on a grandi dans les mêmes rues du quartier, dansé le coupé-décalé dans les mêmes boites d’Abidjan, dragué les mêmes filles. Il a toujours tout réussi mieux que moi. Quand, le soir, j’enfilais mon uniforme d’agent de sécurité et que j’entamais ma nuit de gardiennage, je l’imaginais en train de vérifier l’état de sa fortune avant de quitter le bureau et de rejoindre sa famille nombreuse. Ou l’une de ses maitresses dans l’entrer-coucher qu’il louait secrètement à Yopougon. Oui, pour moi, Narcisse avait Dieu dans sa poche. Il ne pouvait rien lui arriver. Le voir comme ça, ça me rongeait le cœur.
Alors non, je n’ai pas réussi à lui dire autre chose.

Peut-être aurais-je dû lui rappeler de quoi on parlait. Revenir en arrière. Lui remettre en mémoire ce jour, où, lui et moi, on avait fait la connaissance des microbes. Oui, j’aurais dû commencer par là. Par cette première fois qu’il avait l’air d’avoir oubliée.
Bien sûr avant, il y avait eu les rumeurs, les premiers incidents dans les rues d’Abobo. Mais c’est un soir, au maquis, qu’on a compris de quoi il s’agissait. Un de ces soirs comme les autres, autour d’une bière et d’une table bricolée aux pieds enfoncés dans le sable. Bonne ambiance, bonne musique. On parlait des enfants de Narcisse, il vantait la réussite de Sylvia, l’index levé pour souligner ses mots : Sciences économiques ! Sourire dentifrice, fier comme un ministre. À l’époque, le petit Roméo, il l’évoquait seulement en avalant sa Castel au goulot.
Lui, je le tiens à l’œil ! Il traine trop, je ne voudrais pas il gagne affaire.
Pas plus inquiet que ça, son ventre de comptable pressant le rebord de la table. J’aimais ces moments avec lui, l’impression d’être quelqu’un d’important. Comme si sa fortune, je la partageais un peu. Les clients tout autour nous dévisageaient, sans doute qu’ils nous enviaient, nous prenaient pour des sortes de businessmans. La serveuse venait d’apporter deux nouvelles bouteilles. Elle rinçait les verres quand Narcisse lui a lancé : hé, petite sœur, tu es belle, on dirait princess…
Mais il n’a pas eu le temps de finir sa tirade. Failli tomber de sa chaise tellement il a sursauté.
À l’autre bout de la terrasse, un cri violent.
On s’est retournés d’un coup.
Là-bas, un homme se tortillait dans la terre en se tenant l’avant-bras. Autour de lui, un petit groupe lui lançait des insultes en nouchi. Échange de regards avec mon ami. Une bagarre, imaginais-je. Rien de plus. Jusqu’à ce que la serveuse mette d’autres mots sur ce qui venait de faire irruption dans le maquis. La voix terrorisée.
Les microbes ! C’est les microbes, kèh !!
Accélération, à peine le temps de réaliser. Les agresseurs, une marée de violence entre les tables, la poussière dans leur sillage. Combien ? Dix, douze peut-être. Armés de machettes qui fendaient l’air, de couteaux rafistolés. Une hache, même, trainée dans le sable et projetée en avant pour faire exploser les chaises. Des fous.
Et tellement jeunes.
Mon Dieu, ai-je réalisé. C’est des gamins !
Le plus petit de la bande, pas plus haut que sa lame de sabre, moins de dix ans à vue d’œil. Une horde de gosses déchainés, habillés de rien, jeans et shorts crasseux, terrorisant les clients et les encerclant avant même qu’on les voie arriver. Donne l’argent ! beuglaient-ils. Donne l’argent, là ! Les femmes effrayées leur jetaient billets et bijoux qu’ils fourraient dans leurs poches trouées avant de se précipiter sur la prochaine victime. Les hommes tentaient de s’interposer, mais les armes des microbes volaient plus vite que leurs coups de pieds. Le sang des plus téméraires giclait dans la terre pendant que d’autres prenaient la fuite sur les motos garées dans la rue.
Mais Narcisse, lui, cloué sur place par la rapidité de l’attaque, il n’avait pas bougé.
J’étais tout près de la sortie, j’ai vu quatre gamins fondre sur lui. Les lames brandies vers sa gorge. Donne grosse montre, là ! Sinon tu vas mourir… Même avec trois têtes de plus, Narcisse tremblait. Il m’a jeté un œil paniqué, les mains en avant comme deux boucliers dérisoires. Seigneur, mon ami d’enfance allait se faire embrocher ! Poussée d’adrénaline, regards à droite, à gauche. Faire quelque chose. Au hasard, j’ai empoigné une chaise en plastique. Et je l’ai balancée dans le dos des microbes.
Deux sont tombés à terre, leurs machettes à trois mètres.
Profitant de l’instant de stupeur, Narcisse a couru vers moi. Un gamin a jeté son couteau, entaille rouge vif au mollet.
On a détalé dans les cris des morveux.

Peut-être aurais-je dû expliquer encore une fois d’où venaient ces monstres. Comment en quelques mois ils s’étaient emparés de nos quartiers. Narcisse ne se rendait plus compte, l’inquiétude avait gommé toute lucidité en lui.
Au début, on avait assisté sans réagir à la prolifération des microbes. Les gosses faisaient irruption dans les soirées, sur les marchés. De moins en moins discrets, ils dérobaient en plein jour téléphones portables et francs CFA. Toujours plus violents, les lames rouillées jaillissaient sous les mentons, tranchaient les chairs à la moindre résistance, abandonnant blessés et traumatisés dans la poussière. D’autres groupes sont apparus, l’épidémie est sortie des limites d’Abobo pour se répandre sur tout Abidjan comme une mauvaise gangrène. À Yopougon, à Attécoubé, et même à Cocody. En plus des faits-divers, des noms ont commencé à émerger. Les noms des chefs de gangs, pour entretenir le climat de tension qui montait. Et notamment celui de Pythagore. Le plus dangereux, à ce qu’on disait. On le prétendait protégé par quelque féticheur à coup de sortilèges et sacrifices. Pythagore, un mot qui faisait frémir nos femmes rien qu’à l’entendre. Ils étaient partout et moi, je voyais mon quartier devenir un coupe-gorge, les honnêtes citoyens qui n’osaient même plus sortir de chez eux le soir.
Mon Dieu, ça me faisait mal de constater ça.
Surtout qu’on savait que ces microbes, ils ne sortaient pas de nulle part. Que c’étaient les enfants de la crise qui avait hissé Alassane Ouattara jusqu’au palais présidentiel. Quand les combats avaient explosé après les élections, quand les militants avaient pris les armes pour évincer Laurent Gbagbo, le commando invisible avait recruté à tour de bras. Expérience, âge, origine, on n’était pas regardant. Les mineurs étaient les bienvenus, on les armait sans retenue. Sauf que personne ne se demandait ce qu'il adviendrait de tous ces gosses nourris à la violence une fois Ouattara au pouvoir. Passée la crise et ses trois mille morts, il aurait fallu bien plus que le maigre programme de l’ONU pour les réinsérer dans la société.
Voilà d’où venaient les microbes.
Et à présent, tout le monde passait à la caisse, pro-Ouattara autant que pro-Gbagbo. C’était devenu un vrai business, on racontait que les microbes se faisaient jusqu’à cent mille francs CFA par nuit.

J’aurais dû dire à Narcisse que son fils, je le cherchais depuis des semaines. Que j’avais fait tout mon possible, fouillé chaque quartier. Que maintenant, il fallait peut-être arrêter. C’est terrible de dire une chose pareille à un père, mais c’est bien ce qu’il fallait faire : l’aider à se résigner. Mon Dieu, j’avais pourtant mis toute mon énergie pour trouver le gamin. C’est pour lui que j’avais intégré le comité de vigilance.
Je me souviens du soir où Narcisse m’a annoncé la nouvelle. Dans son salon, les doigts plongés dans un atiéké poulet. Sa femme si vivante réduite au silence, la gorge serrée. Les autres enfants, assis par terre, osant à peine lever les yeux de leurs assiettes. Mon ami a attendu un moment avant d’évoquer le sujet. Et d’une voix éteinte, il a dit ces mots :
C’est Roméo. Ça fait un mois il n’est pas rentré à la maison.
Ce n’était plus le même homme, un peu voûté, un peu perdu. Sa réussite, son orgueil, tout cela avait disparu dans un gouffre d’inquiétude. Parce que les anciens amis de Roméo répandaient une rumeur. À force de trainer dans les rues, il se disait qu’il avait rejoint les microbes. La bande de Pythagore. On savait que d’autres gosses avaient fait cela, attirés par l’argent facile, par la drogue. Oui, c’était possible. Cette pensée m’a traversé l’esprit comme une balle de pistolet. Je revoyais l’enfant, à deux ans, cavalant dans la cour et s’étalant par terre alors qu’on se moquait de lui. Il se relevait toujours avec le sourire, du sable partout sur le visage, et il repartait de plus belle. Il faisait rire tout le monde à l’époque. J’essayais de l’imaginer à la place de ces petites terreurs avec leurs machettes. Seigneur ! Ça me faisait tellement de peine. J’enrageais en moi-même, tout cela devait s’arrêter.
Alors j’ai promis à Narcisse et à son épouse.
Mon ami, on est ensemble. Je vais le retrouver, dèh ! Vrai-vrai je vais retrouver Roméo.
Et je me suis juré de faire ce qu’il fallait pour ça. Mon Dieu, je ne pouvais pas laisser ces terreurs continuer comme ça. Ce quartier, il était à nous, il fallait qu’on le reprenne. Pour nos femmes, pour nos enfants. Pour Roméo.
Alors je suis allé voir le comité de vigilance.
Plusieurs fois je les avais rencontrés, dans cette rue au bord de laquelle s’alignaient revendeurs de puces de téléphones et cybercafés pris d’assaut par les brouteurs. Quatre gars baraqués, patrouillant et jetant des regards sur les côtés, dans les ruelles étroites et boueuses qui se faufilaient entre les murs de parpaings. On traque ces monstres, là, qui terrorisent les honnêtes gens, disaient-ils. On est équipe de désinfection, quoi !
J’ai intégré le groupe de Moussa, ce type qui, une fois, avait fait la sécurité sur un parking avec moi. Un costaud, nerveux comme un serpent. Du soir à l’aube, on sillonnait les recoins d’Abobo. Sifflets en bouche pour se signaler auprès les habitants, armés avec ce qu’on trouvait, on passait de maison en maison pour rassurer les familles. On était populaires, les gens disaient En voilà au moins qui prennent les choses en main ! Pas comme cette police d’incapables qui ne protège que les intérêts du pouvoir ! Parfois on attrapait un microbe, on le tabassait un peu pour se défouler avant de le ficeler et de le remettre aux policiers.
Mais moi, pendant toutes ces nuits de patrouille, je n’avais qu’un visage en tête. Celui de Roméo. Certain qu’il était quelque part, dans un de ces quartiers qu’on écumait. Comme une obsession : trouver le fils de mon meilleur ami. Le tirer de cette horreur dans laquelle il s’était fourré. Je posais des questions, je donnais son nom dès que je pouvais, j’interrogeais ceux qu’on tenait. Il y en avait bien un qui allait me dire où il pouvait être.

J’aurais dû expliquer à mon ami que Pythagore, c’était notre dernier espoir. Que si le chef des microbes ne nous avait rien dit quand on a mis la main dessus, alors aucun autre ne le ferait. Oui, plus que tout c’est cela que j’aurais dû dire. Parce qu’en entendant ce nom, j’ai vraiment cru que j’étais tout prêt du but.
C’était un soir de saison sèche, l’air lourd et poisseux. Une rue pleine de poussière, chichement éclairée par deux lampadaires grésillant. C’est là que les cris ont éclaté, à deux cents mètres de nous. On s’est mis à courir vers la petite baraque, les sifflets rugissants. Sous la tôle de son toit, il y avait cette femme qui gémissait en se tenant la cheville au milieu de ses seaux en vrac. À côté d’elle, un robinet fuyait dans une ravine sale. La blessure était bénigne, heureusement.
C’est les microbes qui ont fait cela ? a demandé Moussa.
Oui. Ils… Ils étaient quatre… Seigneur, faut mettre Javel sur eux !
Elle nous a indiqué vers où ils étaient partis. Mais avant qu’on se lance à leur poursuite, elle a ajouté :
Attendez. Dans le groupe, là, il y avait… Il y avait celui qu’on appelle Pythagore !
Échanges de regards. Sourire sur le visage de Moussa.
On a détalé dans la nuit, déterminés comme jamais, suivant le halo de la lampe-torche. On a croisé un gars debout sous l’ampoule jaune de sa bicoque. Tu as vu bande de microbes ? Par là ! a-t-il répondu, le bras tendu. Plus loin on a repéré deux gosses qui se disputaient un téléphone au pied d’un bouquet de palmiers chétifs, leurs lames abandonnées au sol. On les a agrippés avant qu’ils s’enfuient. Je me souviens de leur visage, les yeux injectés de sang. Drogués, ça se voyait.
C’est toi, Pythagore ? ai-je lancé.
Sourires en coin. Moussa a asséné une baffe. Tu sais, on va vous chicoter, ô !
Le plus petit a râlé en nouchi : Hé, l’est pas là, Pythagore !
C’est où qu’on le trouve ?
Ils ont hésité, peut-être la peur. Puis le petit a dit :
Dans… Dans Le Trou, dèh !
Une sorte de cratère coincé entre deux lotissements, un gouffre effondré sur une de ces terres impropres à la construction. Des falaises ocre et boueuses tout autour.
C’est ça qu’ils appelaient Le Trou.
On est arrivés par le haut, Moussa a éclairé le fond à la torche. Un endroit sinistre. Des monceaux de poubelles jetées dans le ravin par les habitants du coin. De la verdure aussi, des arbres tordus qui se frayaient un chemin entre les immondices. Des morceaux de bâche en lambeaux. Jamais les policiers ne se risquaient là-dedans. Trop sale, trop dangereux. On s’est regardés avant de se lancer. Puis on a contourné la fosse, sifflets muets, le long des talus en équilibre. Un sentier glissant s’enfonçait vers le fond, aménagé par les gosses à même la falaise. On le tient, grognait Moussa dans la descente, avec seulement le chant des grenouilles et des insectes autour de nous. Arrivés en bas, on a avancé au hasard, les pieds pris dans un mélange de boue et de déchets.
Et dans le halo de la torche, on a repéré l’abri. Juste devant.
Une bâche noire tendue de travers entre des piquets de bois. Des tissus sales qui pendaient de partout. On a marché encore, les pas mal assurés, la respiration lourde. Mon cœur, trop rapide. Mais pas de peur. L’excitation. Moussa a tiré la bâche d’un seul geste. Et révélé la silhouette assise sur les planches. Immobile, éblouie par la torche.
Pythagore… ai-je murmuré.
Le microbe ne disait rien, les yeux explosés, le regard vide. Il réagissait à peine à la lumière. Sûrement drogué par toutes sortes de substances. En le voyant comme ça, j’ai deviné qu’il n’était pas en état de parler. Que je n’obtiendrais rien de lui à propos du fils de mon ami. Pas à ce moment-là, en tout cas.
Moussa l’a toisé, de la rage partout sur son visage noyé dans la nuit.
Maintenant, tu vas payer…
Il allait le frapper avec le couteau qu’il avait pris en main. Mais j’ai arrêté son geste.
Attends. On va le remonter, ou bien ?
Je ne voulais pas qu’il le blesse. Pas encore.
On s’est regardés, hésitants. Et finalement on a attrapé Pythagore par le bras pour le ramener là-haut. Sur la terre ferme. Trainé dans la pente alors que ses tongs glissaient dans la boue.
C’est là que j’ai vu ce qui l’attendait.
Juchées au sommet des murs ocre, des formes humaines se détachaient dans le noir. Dix-quinze personnes. Des adultes. Des curieux attirés par notre expédition. Oui, c’étaient les habitants du quartier. Ils nous observaient monter vers eux, espérant apercevoir la face de celui qui terrorisait leurs familles. Et plus on avançait, plus leurs paroles nous parvenaient. Ils se chauffaient les uns les autres, Pythagore, Pythagore, le nom du chef de gang était dans toutes les bouches. Je suis arrivé au sommet en dernier. Et j’ai découvert tous ces types prêts à en découdre, avec leurs armes de fortune entre les mains. La lumière jaune d’un lampadaire éclairait timidement ce petit monde sur le point d’exploser.
Alors j’ai réalisé ce qui allait se passer.
Et que je ne pouvais rien contre ça.

J’aurais dû mettre un terme aux espoirs de mon ami. Lui dire que Pythagore n’avait pas eu le temps de parler avant de se faire lyncher. Que la trace de Roméo avait sans doute disparu avec lui.
Toute la nuit le cadavre du chef a circulé dans les rues du quartier, son corps mutilé brandi comme un trophée sous les cris de joie. À présent il y avait des vidéos qui tournaient sur YouTube, des photos sur Facebook qui seraient bientôt censurées. Tout cela, Narcisse l’avait vu, comme ces gens qui fêtaient la mort du démon. Mais tout de même, il avait espéré que je revienne de mon expédition avec une piste. Au moins une information, un petit quelque chose qui allait lui permettre de revoir son fils. Je le jure devant Dieu, j’aurais donné n’importe quoi pour ça. Pour pouvoir lui annoncer qu’on avait retrouvé Roméo.
Mais ce n’était pas le cas.
Je ne lui ai pas raconté comment ça s’est passé. Je n’ai pas parlé de ces images qui me hantent encore aujourd’hui. La première pierre balancée par une femme, déchirant un bout de peau sur l’épaule noire. La machette de Moussa plantée dans le dos nu. Le mutisme effrayant du gamin, à terre, n’essayant même pas de se défendre. Le coup de couteau dans la cuisse. Puis le déluge de violence qui s’était abattu sur ce corps livré à la meute. Les cris, les insultes, les crachats, les coups de pieds, les coups de poing.
Non, tout ça, je ne l’ai pas décrit à Narcisse.
Je n’ai pas raconté non plus ce que moi, j’ai fait, après la lapidation, alors que le cadavre était vautré dans la terre au pied de tous ces citoyens repus. Le marteau dans ma main, les doigts serrés autour du manche. Comment j’ai frappé. Dieu me pardonne, mais oui, j’ai frappé ! Une fois, deux fois, trois fois, comme un fou j’ai frappé cette tête. Écrasé le nez, défoncé les yeux alors que les miens s’étaient remplis de larmes.
Pour faire disparaître au plus vite ce visage. Ne laisser aucune trace.
Non, bien sûr, je n’ai pas dit ce que j’ai fait quand j’ai reconnu Roméo. Quand, dans la lumière du lampadaire, j’ai réalisé qu’on s’était trompés, que celui qu’une foule entière venait d’exécuter n’était pas ce fou qui se faisait appeler Pythagore.
À Narcisse, alors qu’il me servait du thé sous le manguier dressé dans sa cour, alors que son épouse effondrée me regardait comme l’ami de toujours, j’ai dit à la manière d’un lâche :

On va continuer à chercher, dèh ! Tchoko-tchoko je vais le retrouver, ton fils.

mardi 20 décembre 2016

Lozère Esteban sous le feu des questions



LES QUESTIONS DU BOSS.

1. N'y a-t-il que du plaisir, dans l'écriture, ou t'est-il déjà arrivé de ressentir une certaine forme de douleur, de souffrance, dans cet exercice ?

  • J'écris pour ne pas naître tel que je suis jour après jour. C'est assez illusoire, une quête perdue d'avance, un mouvement circonscrit, un poids mort et un acte de foi, qui révèlent aussi bien l'exiguïté de mon bocal que l'appel du large. Je n'invente rien, j'en suis incapable. Je trouve en l'autre mes propres carences, mes faiblesses. Je les mastique un moment et les recrache. C'est un effort et comme tout effort, il comporte sa part de souffrance. Mais tâte un peu les biceps après ça... Warf !

2. Qu'est-ce qui te pousse à écrire, finalement ?

  • Je viens de relire ma réponse à ta 1ère question. Au fond, je me demande si je n'écris pas aussi pour me confesser. J'avoue en toutes lettres l'étendue de mes insuffisances en tant qu'être humain. Je fais dans le glauque. La volonté joue là un rôle mineur. Il y a un ressort en moi qui se détend automatiquement dès que je rencontre une personne ou une situation. Dans la foulée de ce segment de vie, je cherche à alphabétiser l'émotion qui s'en dégage. J'essaie de rendre la vérité de cette émotion captive et disponible, pour que le lecteur lise comme il renifle le terroir remontant du fond d'une bouteille. Après, les mots viennent ou pas... ça ne fonctionne pas toujours très bien, mais ce mouvement s'enclenche en moi quoi qu'il en soit. Regarde le corps. Il absorbe, agite et se nourrit de son environnement. Imagine un peu ce que serait un corps sans trou du cul. J'ai la plume à l'endroit que la Nature a choisi pour moi. Pousser reste un effort, une souffrance nécessaire pour peu que la nécessité ait un sens. J'ai en ce moment même en tête le regard contrit du chiot qui ne peut s'empêcher de chier sur l'affreux tapis du salon. Ce chiot, c'est moi.

3. Comme on le constate aujourd'hui, tout le monde écrit ou veut s'y mettre. Sportifs, stars du show biz, présentateurs télé, journalistes, politiques, l'épicier, ta voisine... de plus, des sites proposant des services d'auto-édition pullulent sur le net. Ça t'inspire quoi ?

  • C'est un débat qui ne m'intéresse plus. J'ai longtemps considéré que la profusion créait la confusion. Qu'il y avait une certaine injustice à voir des textes sublimes disparaître sous l'avalanche des autobios de blaireaux. C'est un phénomène que l'on constate aussi, toute proportion gardée, sur un site comme Atramenta. Aujourd'hui, tout cela me laisse froid. Je m'en tape.

4- Le numérique, le support d'internet, les liseuses, les ebook, les réseaux sociaux, sont une révolution pour les auteurs et bousculent également le monde de l'édition. Que penses-tu de ce changement ?

  • Formidable ! L'auteur à la papa est mort. C'est fini la gymnastique qui consistait à forcer le "was ist das" d'une maison d'édition pour être lu. Considère un site comme atramenta. C'est absolument génial pour quelqu'un qui cherche des lecteurs.

5- Il semble que de plus en plus, les auteurs prennent en charge leur communication, font leur publicité, créent leurs propres réseaux, prolongeant ainsi le travail de l'éditeur de façon significative.Te sers tu toi aussi de ce moyen pour communiquer sur ton travail, annoncer ton actualité, discuter avec tes lecteurs ou d'autres auteurs et ainsi, faire vivre tes livres plus longtemps ?

  • Non. Je ne suis pas doué pour ça. Je me cache derrière mes textes. L'anonymat et l'absence me conviennent tout à fait. Bien sûr, il s'agit de savoir ce que l'on veut. Le site Atramenta est un débouché suffisant pour moi. J'y trouve des lecteurs et certains me font la grâce d'un commentaire. Pour les auteurs qui souhaitent "percer", on touche aux limites de la révolution internet. L'auteur est lu sur internet mais pour l'être davantage et tenter de ressembler à papa, il faut passer un temps fou à faire des grimaces de-ci de-là. Je suis très heureux de trouver quelques lecteurs sur Atramenta, sans avoir à faire le singe. C'est aussi en flagrant délit de contradiction que je participe à ce trophée, et que je me suis bêtement mis à cabotiner pour répondre à ton questionnaire. J'en fais des tonnes ici tout en dénonçant le poids du paraître et du faire-savoir. C'est scandaleux.

6- On dit qu'en 25 ans, le nombre de livres publiés a été multiplié par deux, leur tirage ayant baissé de moitié pendant cette même période. Comment sortir le bout de sa plume de cette masse de publications ? Être visible ? N'est-ce pas décourageant pour les jeunes auteurs ? Que leur dirais-tu ?

  • L'aventure d'écrire est solitaire, longue, ingrate et morne. Ce n'est qu'un point de vue et j'ai peut-être tort. Mais si je devais m'adresser aux jeunes, je leur dirais que s'ils veulent sortir leur museau du troupeau, qu'ils plaquent trois accords sur leur Stratocaster. C'est plus rentable.

7- Les relations entre un éditeur, ou un directeur de collection, et un auteur, pourraient faire l'objet d'une psychanalyse, me disait un écrivain, récemment. Qu'en penses-tu ? Comment analyserais-tu cette relation que tu entretiens avec eux.

  • La vision de l'éditeur est intéressante. Il m'est arrivé plus d'une fois de reconsidérer des remarques que j'avais précédemment identifié comme d'insupportables coups de latte dans la gueule. Le bon éditeur te décolle la fiole de tes feuilles. Il me semble que ce rapport ne peut être que violent. Je me trompe peut-être... En tout cas, toute relation de cette intensité ne peut finir que dans le mur à plus ou moins long terme. En même temps, aucun éditeur n'a jugé bon de miser sur un de mes textes. Et les relations que j'ai pu nouer avec certains d'entre eux datent de la fin des années 90. Je n'ai plus rien soumis depuis.

8- J'ai pensé longtemps, et ma bibliothèque s'en ressentait, que le noir, le polar, était une affaire de mecs. Les coups durs, la débine et la débauche, les gangsters, la baston, les armes, les crimes et la violence en général… une histoire de bonshommes. Aujourd'hui, les femmes sont de plus en plus présentes dans l'univers du polar. Grâce au Trophée, j'ai pu me rendre compte qu'il y avait de nombreux auteurs femmes dans ce genre. Ce n'était pas le cas il y a quelques décennies.
Quelles réflexions cela t'inspire-t-il ? À quoi cela est il dû, selon toi ? En lis-tu et, si oui, Lesquelles ?

  • Ce débat ne m'intéresse pas. Dans le champ de la création, il me semble qu'il n'y a que des individus. Le genre, dans toutes ses acceptions, n'est qu'une vaste blague. Un texte est bon ou ne l'est pas. Le fait qu'il appartienne à telle "catégorie" ou qu'il soit écrit pas une femme ne change rien fondamentalement. Je ne crois pas en une écriture féminine distincte. Et si l'on constate l'arrivée de plus en plus nombreuse de femmes dans tous les secteurs, c'est qu'elles ont su faire un sort aux complexes que l'histoire avait noué autour de leurs possibles.
    Pour citer un auteur, j'aime beaucoup Virginie Despentes.

9- Pourquoi as-tu accepté de participer à ce Trophée ?

  • Pour toi, boss. Et pour sortir un peu mes textes du seul site Atramenta. D'où la réponse au point 5, tendue d'une certaine hypocrisie. Je dis ne pas aimer faire le singe et la seconde d'après, j'en fais des tonnes dans mes réponses à ton questionnaire. C'est honteux...


LES QUESTIONS DE MME LOULOUTE.

1- Vie professionnelle, vie de famille, salons et dédicaces, à l'écriture reste-t-il une place ?

  • Peu. D'autant que pour écrire, j'ai besoin d'une tension mentale assez forte dans un environnement calme. Tout le contraire de ce que je vis au quotidien.

2- A-t-on encore les idées claires, quand tous nos héros broient du noir ?

  • Catharsis. Pour avoir les idées claires, il s'agit sans doute de brûler ses angoisses dans le feu des personnages. Auteur ou lecteur, on cherche tous à tirer sur ce mégot. Enfin, je crois...

3- La rentrée littéraire approche. Un livre, ça va, 560, où est-ce qu'on va ?

  • Le boss et toi posez à peu près la même question au même moment, point 3. Pour faire court, je ne sais pas où l'on va et j'en ai rien à cirer.

4- Le dicton du jour : À la saint Grégoire, sort un livre de ton placard. Je t'écoute.

  • A la Saint-Ivre, sort un placard de ton livre. Voir point 5.

5- Boire ou écrire, faut-il choisir ?

  • Si tu as besoin de boire pour écrire, cesse d'écrire. A la tienne...

6- La littérature est le sel de la vie. Passe moi le poivre.

  • Prends-le toi-même. Et laisse moi dîner en paix, Mme Louloute.

7- Lire aide à vivre. Et écrire ?

  • Je n'en sais rien. Au fond, toute activité est assez dérisoire. Vivre, c'est peut-être autre chose. Quelque chose qu'on aurait perdu de vue... Du coup, on fait mille brasses désordonnées, un peu comme un insecte en voie d'asphyxie.

8- Une anecdote à nous narrer, sur un salon, lors d'une dédicace, d'une table ronde, un événement touchant, drôle, étrange… ?

  • Fin des années 90. J'avais 20 ans et me prenais pour un génie. Un vrai petit con... Un éditeur local avait accepté de sortir mon bouquin à condition que je paie la maquette. Je devais le promouvoir au salon du livre d'une ville de 180 000 habitants environ, pour situer. J'ai passé la journée seul derrière un énorme pilier. Il y avait un monde fou mais personne n'est venu voir derrière le pilier. Ils étaient tous autour d'une scène aménagée pour que Pivot reçoive les auteurs de renom. Prise de pitié, une petite dame s'approcha soudain, à quelques minutes de la fin de cet épouvantable fiasco. Elle prit mon bouquin et l'ouvrit à la première page. Elle le tripota le temps d'une respiration et le reposa sur la table : "Mourir, ça ne prend qu'un r", finit-elle par me lâcher en s'éloignant. Aïe, j'eus mal...


Nous te remercions d'avoir répondu à nos questions et d'être présent(e) avec nous, pour cette troisième édition du Trophée Anonym'us.

  • Merci à vous.











vendredi 16 décembre 2016

Nouvelle anonyme N°15 - Parkinson of a bitch



La sonnerie de mon portable me colle un coup de taser.
Ce n’est pas la première fois que je prends une telle châtaigne en plein sommeil, mais je ne m’y habitue pas. D’autant que cette nuit, je suis pris par surprise. J’étais sûr d’être tranquille en agrippant mon oreiller sur le coup de minuit. Les infirmières m’avaient affirmé que cette vieille bourrique serait dorénavant privée de téléphone à partir de dix-neuf heures. Pourtant le numéro appelant ne laisse planer aucun doute. C’est celui de l’EHPAD, établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, un rectangle de béton blanc puant sur lequel je rêve que s’abatte la foudre nucléaire.
Nathalie s’enroule dans la couette en grognant.
Je me lève en titubant pour m’enfermer dans la cuisine, dos appuyé au frigo.
— Maman ? Quoi encore ?
Nicolas, viens me chercher. Salaud, viens me chercher. Il faut que tu viennes vite… il se passe des choses ici, des messes juives, des orgies inimaginables. Ces salopes d’infirmières veulent que je crève, tu sais, parce que j’ai vu leur manège, j’ai déjoué leur complot. Elles ont enlevé ton frère. Ce sont des chiennes du Diable, viens me chercher, vite, maintenant… Viens, salaud !
Le chuchotement hystérique de ma mère dans le combiné, sur le mode « L’Exorciste », me glace le sang. Ça non plus, je ne parviens pas à m’y habituer. J’en ris parfois le jour venu, mais sur le moment, le moindre de mes poils se dresse à la verticale. Et je défie le plus indifférent des fils de ne pas céder à l’horreur quand celle qui lui préparait son goûter se transforme en créature grossière et hostile.
— Maman, comment fais-tu pour appeler ? Tu n’es pas censée avoir le téléphone dans ta chambre…
Ha c’est toi qui m’as fait retirer le téléphone, hein ? C’est toi, vicieux ! Je suis dans la chambre de la voisine, je t’ai bien baisé, comme ces putes d’infirmières…
Elle hurle à présent, d’une voix puissante et nasale, à un niveau de décibels suffisant pour réveiller tous les pensionnaires de l’établissement hospitalier.
Fumier ! Sale petit fumier ! Moi, ma mère m’aurait porté sur son dos pour me sortir d’ici…
— Mais je ne suis pas ta mère ! Je suis ton fils ! Calme-toi, maman, je t’en supplie. Je viendrai te voir demain et on parlera de tout ça…
Tu n’es plus mon fils, Nicolas, chiffe molle, petit pédé !
J’entends alors d’autres éclats de voix féminins à l’autre bout du fil. Les infirmières de nuit ont localisé la source de nuisance nocturne. Ma mère en furie. Et l’on s’arrache maintenant l’appareil. Chocs et crachotements, et enfin on raccroche.
Je me dis que Madame Baillet la reine mère, malgré ses rêves de liberté, est bonne pour être sanglée sur son lit jusqu’à l’aube.
Je me dis aussi que mon frère cadet a bien de la chance de vivre en Espagne, loin des contraintes et des insultes.

***

J’essaie d’écrire cette nouvelle depuis presque quinze jours. Le fait qu’il s’agisse d’un concours organisé par le quotidien régional auquel je collabore ponctuellement me fait perdre mes moyens. J’ai changé trois fois de sujet. Une demi-page sur le meurtre d’un cosmonaute solitaire dans sa capsule spatiale, deux pages sur un serial killer trisomique, et ce matin, une ligne sans la moindre idée de départ.
Je referme le capot de mon MacBook un peu trop fort. Derrière moi, Nathalie passe dans le salon, libellule pimpante, tailleur gris, cigarette électronique rechargée, prête à se donner corps et âme à la journée de travail qui s’annonce. Heureusement, car s’il fallait compter sur les revenus de mes piges et de mes romans de gare…
Elle pose une bise légère sur ma joue.
— Je l’ai ton scénario : un fils excédé étouffe sa vieille saloperie de mère parkinsonienne avec un oreiller.
Et sans attendre de réponse, elle s’envole vers ses objectifs 2016 et ses tableaux excel. Peut-être parce qu’elle est en retard. Peut-être parce qu’elle est lassée de mes arguments habituels. Ma mère n’a pas toujours été ainsi, n’est-ce pas ? C’est le parkinson qui lui grignote inexorablement les neurones, tord son corps et son esprit. Après la mort de mon père, l’an dernier, nous avons vécu une embellie, non ? On pouvait croire qu’elle ferait une veuve joyeuse. Seulement, Madame Baillet la reine mère, souffrant aussi d’ostéoporose, n’a pas trouvé mieux qu’une fracture spontanée du bassin pour noircir le tableau. Mal soignée par son généraliste, qui aurait dû s’orienter vers le métier de vétérinaire, elle s’est empiffrée de morphine, gobant les gélules de Skenan et d’Acti Skenan comme des M & M’s.
Résultat : Objectif Lune.
Le LSD que je me suis envoyé dans ma jeunesse ne m’a jamais perché aussi haut. Hospitalisée en état de transe, puis transférée en EHPAD toujours sujette à des accès de démence hallucinée – elle affirme notamment que mon frère en culotte courte la visite fréquemment – elle s’attache à battre le record de la patiente la plus ingérable et de la mère la plus tyrannique. La jeune toubib du service échoue depuis quatre mois à la faire redescendre. Et moi je monte en pression un peu plus chaque jour.
Son sac de linge propre dans une main et une boîte de chocolats pour les infirmières dans l’autre, je me considère dans la glace de l’ascenseur de l’hôpital. Mes cheveux ont encore blanchi, il me semble. Je soulève mes lunettes pour tâter sous mes yeux les valises grises veinées de violet qui me donnent l’air d’un pochetron. Les portes s’ouvrent. L’enfer n’est pas sous nos pieds. Il se situe bel et bien au troisième étage de cet immeuble. Je le jure.
Illico, la bouffée fadasse me saute aux narines, mix de merde et de légumes bouillis. Personne dans la salle de repos du personnel. Je dépose les chocolats et enfile avec la nausée le long couloir linoléum. De part et d’autre, toutes les portes des chambres sont ouvertes. Des vieillards assis ou étendus, silencieux ou gémissants, creusent tous le trou de la sécu au rythme de la télé et des appareils respiratoires. Avant d’être ainsi maintenus en vie contre la volonté de Dieu, ils ont profité au minimum de vingt-cinq années de retraite, leurs vieux culs dans des bus touristiques ou des camping-cars, leurs vieux os au soleil de Marbella ou d’Agadir, pompant sans vergogne nos cotisations sociales ; et ils continuent ici, dans un baroud grabataire. Qui est le héros qui débranchera tout, déclenchera un concert de bip dans ce couloir ? Qui aura le courage de sauver ce pays ? Est-ce que je deviens fou à haïr ainsi toute une génération alors qu’une seule personne âgée est la cause de mes malheurs ?
Elle est au fauteuil ce matin, penchée sur un livre, les cheveux coiffés, dans sa robe de chambre saumon. Elle grimace un sourire en me voyant entrer.
— Range le linge dans le placard. La deuxième étagère.
— Bonjour.
— Tu portes encore des chaussures de sport à ton âge ?
Je remarque les sangles qui pendent sur les côtés de son lit médicalisé. Je ne me suis pas trompé. Ils l’ont saucissonnée pour avoir la paix.
Je déplace son déambulateur à roulettes et viens m’asseoir sur une chaise à ses côtés. Dehors, le soleil embrase les cèdres. Je voudrais être loin.
Je retourne le livre posé sur ses genoux.
— Tu relis Céline ?
— Je n’y arrive pas, qu’est-ce que tu crois ? J’ai les yeux qui coulent. Et puis mon bassin tourne.
— Ton bassin tourne ?
— Oui, il flotte et je me retrouve de travers, tu vois bien. Ces médecins sont incompétents. Ce sont des gamins. Je vais encore plus mal que quand je suis entrée.
— Il faut le temps d’éliminer totalement la morphine de ton organisme. Il faut aussi rééquilibrer ton traitement contre le parkinson. Il te manque le Siphrol pour te sentir mieux. Ils l’ont supprimé pour éviter les hallucinations… mais ils vont augmenter les doses petit à petit...
— Cette médecin me garde pour gagner encore plus de fric, voilà la vérité.
— Mais bien sûr que non. Tu sortiras si tu es raisonnable. Tu as encore fait des tiennes hier soir…
Comme à chaque fois qu’elle est contrariée, sa lèvre supérieure se retrousse, découvrant en un rictus figé ses dents grises, branlantes et gâtées. Son regard est celui d’une autruche.
— Je ne me souviens pas ! Et tu n’as pas de reproches à me faire ! Si ton frère n’habitait pas si loin, il me prendrait chez lui.
— Il faudrait que Franck ait un chez lui…
Elle a un gloussement cruel.
— Tu as toujours été jaloux de ton frère, hein ? Tu es jaloux de ses talents d’artiste, de musicien, toi qui n’es qu’un scribouillard. Ça ne te suffit pas de lui avoir volé sa fiancée ?
Ma poitrine se givre. Mes tempes se serrent. Je devrais laisser couler, mettre sa méchante mauvaise foi sur le compte de la maladie, mais elle a le don de me transformer en petit garçon blessé par l’injustice. Je m’étrangle d’indignation.
— Nathalie l’a quitté, maman. Parce qu’il se défonçait, qu’il la trompait, et qu’il l’a même battue. Et aujourd’hui, il n’y a que moi pour m’occuper de toi. Tu ne peux pas dire le contraire…
— Menteur ! Voleur ! Tu n’as aucune affection pour moi. Tu ne fais qu’attendre ton héritage. Tu attendras longtemps, crois-moi !
J’hésite à fuir, mais son coup de colère l’a épuisée. Elle se tortille lentement à présent, passe ses mains sur son visage. Je connais cette molle agitation annonciatrice de crise tétanique et de gémissements désespérés.
— Ce fauteuil est trop dur. Matériel de torture, de torture… Mets-moi au lit. Tu ne vois pas que je souffre…
Je la prends sous les aisselles, même si je la sais capable de se lever seule, et la porte jusque sur son lit. Elle est légère et sèche comme un fagot de sarments.
— Mon oreiller, remonte mon oreiller.
Je réalise alors que l’idée de nouvelle que m’a donnée Nathalie est excellente, et que je vais la coucher sur le papier dès aujourd’hui.

***
— Allo Franck ?
Hola, espera…
Mon frère m’a donné son numéro de fixe, mais c’est évidemment celui d’une gonzesse. Franck n’a pas de portable, n’a pas de voiture, n’a pas d’appartement, et pas davantage d’horaires.
Ouais, tu m’réveilles.
— Il est dix-huit heures, Franck.
Ouais, ouais.
Mon frère n’a pas non plus de vocabulaire. Il vit au jour le jour, en fournissant un minimum d’effort, même pour parler. Je l’entends se moucher. La coke de Barcelone. Et puis allumer une clope, tousser, s’éveiller à la vie, en fait.
— Maman, ça s’arrange pas, tu sais.
Ha.
— Elle colle un merdier pas possible. Le toubib m’a alpagué ce matin pour me dire que son cas ne relevait pas d’un service de convalescence pour personnes âgées. Ils envisagent de la transférer en gériatrie, au CHU, autrement dit chez les vieux dingues qui se chient dessus…
Il pouffe. Je le soupçonne d’avoir allumé un joint plutôt qu’une cigarette. Autant parler à un répondeur. Mon frère se moque des souffrances de ma mère et ne partage en rien mes préoccupations. Prétextant des engagements artistiques — tournées des terrasses de cafés et non pas des Zénith — il n’est pas revenu en France depuis les obsèques de papa, pour toucher à cette occasion sa première part d’héritage, pas loin de soixante mille euros qu’il a dilapidé en moins d’une année.
— Ça te fait marrer, hein, mais c’est pas toi qui te coltines les appels nocturnes, les visites, sa paperasse et son linge dégueulasse. Son cœur bat comme une horloge et elle a une tension de jeune fille, ça peut durer des années comme ça… Je rêve qu’elle meure parfois. Tu te rends compte ?
Normal.
— Normal ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Tu glandes au soleil en attendant le fric des vieux et tu trouves normal que je joue les esclaves ici ?
Non, c’est pas ça…
Il se mouche à nouveau avant d’ajouter :
Tu peux m’envoyer 500 balles ?
— Demande-les à maman.
Fais pas ta pute, c’est pour venir la voir, pour t’aider.
C’est à mon tour de pouffer. Franck a bientôt 43 ans, dix ans de moins que moi. Cet écart explique l’aveuglement de mes parents à son égard et justifie à leurs yeux le fait qu’il n’ait jamais eu à m’aider en quoi que ce soit. Et je ne parle pas d’amour. Depuis sa naissance, notre haine réciproque s’est exprimée de bien des façons.
Nathalie va bien ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

***

J’ai rêvé d’opérations chirurgicales et de précipices, et l’on effectue des tirs de mine sous mon cuir chevelu. Mais j’éprouve une satisfaction que je n’avais pas ressentie depuis longtemps. Hier soir, j’ai descendu plus de la moitié d’une bouteille de Paddy et j’ai écrit plus de cinq pages dans la nuit. Et pas de déception au réveil : ce sont de bonnes pages. Nathalie a ri en les lisant puis m’a félicité. Si la suite est du même tonneau, j’ai toutes mes chances de gagner le concours du journal et le voyage à Rome. Elle adore le passage décrivant ma mère tentant de fuir en déambulateur sur le parking, se vautrant sur le bitume avant d’être rattrapée par un infirmier, et savoure à l’avance la scène du crime à l’oreiller, préconisant que ma victime agite les jambes avec l’énergie du désespoir. Exutoire et drôlement noir, voilà comment elle définit mon texte. Elle approuve l’augmentation du montant du mobile, même si les deux appartements de ma mère et son compte en banque bien garni en assurance vie constituent dans la réalité un héritage confortable. Elle s’étonne cependant que je ne fasse pas mention de mon frère. Il y avait d’après elle un personnage de plus à massacrer. Ce à quoi je réponds que je n’ai jamais eu de frère. Elle vient s’asseoir sur mes genoux et m’embrasse, langoureuse. Je songe avec un brin de mélancolie que mon sex-appeal tient peut-être à quelques lignes.
Sur les conseils de Nathalie, j’ai décidé de m’octroyer quatre jours « off ». Pas d’EHPAD. Téléphone éteint. J’imagine ma mère tour à tour fulminante ou effondrée, mais je me fais violence pour la bonne cause. Après le jaillissement créatif de cette fameuse nuit, j’avance lentement dans mon travail, mais avec le même sentiment de fierté recouvrée.
J’ai envoyé cinq billets de cent euros à mon frère, glissés dans Vipère au poing en livre de poche.
J’ai essayé de le joindre, sans succès. J’ai réessayé plusieurs fois aujourd’hui, mais ça sonne dans le vide. Il ne viendra pas.
Ma première mouture terminée et ma mère virtuellement assassinée en toute impunité, je monte dans ma voiture pour reprendre le chemin de l’hôpital en me reprochant d’avoir été assez naïf pour croire que Franck tiendrait cette fois ses promesses.

***

Ingrat, indigne, intéressé, tout y passe. Madame Baillet la reine mère est échevelée et nue sous sa robe de chambre. Les pans en sont largement ouverts et elle me laisse voir ses cuisses flasques et ses couches. Impudique bébé ridé.
Elle m’envoie les reproches en rafales, tout en allant et venant au ralenti, du fauteuil au lit, m’écorchant les nerfs.
Elle n’a plus une chemise de nuit à se mettre et c’est de ma faute.
J’en déniche trois dans son placard. C’est Nathalie qui les lui a achetées et il est hors de question qu’elle les porte.
Il règne une chaleur de serre. J’ai besoin d’air. Je fais coulisser un peu la fenêtre. Elle m’ordonne de fermer. Elle est frigorifiée ! Elle se campe face à moi, cramponnée à son déambulateur.
— S’il n’y avait pas ton frère, je serais déjà morte de solitude. Il est venu me voir, lui, cette nuit encore !
Je réunis tout ce qui reste d’amour filial en moi, alors que je n’ai qu’une envie : la jeter trois étages plus bas.
— Maman, tu sais bien que ce n’est pas la réalité, ce sont comme des rêves… Et personne ne peut entrer ici la nuit…
Elle penche la tête sur le côté et me plisse un sourire matois.
— Franck a toujours été plus malin que toi. Il est venu et il reviendra, parce qu’il adore sa mère, lui.
— D’accord, Franck reviendra, si tu veux.
Je me retiens d’ajouter qu’il reviendra quand elle bouffera les pissenlits par la racine. Elle est assez agitée comme ça sans que j’en rajoute une couche.
— Si tu ne lui avais pas volé Nathalie, il aurait su lui faire des enfants, lui.
Et elle me tourne le dos pour clopiner vers son fauteuil.
C’est comme si elle avait appuyé sur un bouton de mise à feu.
Je la saisis par l’épaule et la retourne violemment, à faire valdinguer son déambulateur. Dans ses yeux ronds, il n’y a aucune peur, plutôt une invitation amusée. Vas-y, frappe ta vieille mère malade. Je dois hurler alors, mais je ne m’entends plus. C’est une aide-soignante qui accourt pour mettre fin à ma transe. Et quand je lâche enfin ma mère, je me rends compte que je suis en larmes.
Une demi-heure après mon esclandre, je suis toujours dans le bureau du docteur Cormier. La jeune femme fluette s’adresse à moi sur le ton doux et monocorde que l’on emploie avec les malades mentaux. Je dois espacer mes visites. Il en va du rétablissement de ma mère et de ma propre santé. Je suis nerveusement exténué, et ces accès de violence ne sont pas de bon augure. Repos, changement d’air si possible, et prescription d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.
Poignée de main. Courage, Monsieur Baillet. Couloir linoléum.

***

J’aurais pu la tuer. Pas par jalousie envers mon frère, que ma mère remercie de ses visites depuis des mois alors qu’il ne bouge pas le petit doigt. Pas en vue d’un héritage qui tomberait à pic. J’aurais pu la tuer d’épuisement nerveux et physique. J’aurais pu l’étrangler de fatigue et de chagrin. Un instant, j’en ai été capable. Et rétrospectivement je me fais peur et honte. Nathalie cherche à minimiser. Après tout, la vieille n’a pas été blessée, et il est probable que je sois plus éprouvé qu’elle par ce dérapage. Elle fait appel à mon sens de l’humour.
— Tu l’as tuée dans une nouvelle. À terme, cela te fera du bien, tu verras.
Elle préconise que nous allions au cinéma, pour me changer les idées. On ne change pas ces idées-là. On tente de les anesthésier. J’avale un Xanax et un somnifère.
Je m’endors avec la résolution d’ignorer pour demain les conseils du médecin et d’apporter des fleurs à ma mère pour tenter une réconciliation.

***

Il est sept heures et nous sommes encore au lit quand le docteur Cormier m’appelle sur mon portable.
Ma mère est décédée cette nuit.
Après de neutres condoléances, le médecin me prévient de démarches administratives un peu particulières qu’il me faudra mener dans les prochains jours. Sous le choc, je ne cherche pas à en savoir davantage et lui balbutie que j’arrive immédiatement.
Il est à peine sept heures trente et je finis de me préparer en pleurant quand deux lieutenants de police sonnent à notre porte. Monsieur Nicolas Baillet ? L’un a la trentaine, déjà chauve et l’air buté. L’autre est un peu plus vieux, sans plus de cheveux, et tout aussi avenant.
Ma mère a été étouffée pendant son sommeil avec son oreiller. On pourrait se passer de médecin légiste, l’arme du crime a été laissée en place sur son visage.
À part « ce n’est pas possible », je suis incapable de la moindre déclaration.
Sur le canapé, Nathalie n’est pas plus loquace, figée dans la posture qu’elle a adoptée en apprenant la nouvelle, yeux écarquillés et mains plaquées aux joues.
Les deux policiers ne manifestent aucune compassion. Ils furètent dans l’appartement sans en avoir demandé la permission et sans que nous ayons la force de nous en offusquer. On nous a débranchés.
Le plus jeune des flics exige l’ensemble des documents bancaires de ma mère.
Le plus vieux saisit mon ordinateur portable.
Alors que j’espère les voir disparaître, ils nous invitent à les suivre.
La conviction de ma mère tourne en boucle dans mon esprit, « Franck a toujours été plus malin que toi ».
Je ne gagnerai pas le concours du journal, mais toutes les conditions sont réunies pour que je fasse la première page.