Ça faisait une sacrée paye que j’avais pas entendu une voix. Et
un bail que j’avais pas croisé une autre tronche que celle du sale
type. Vu que je regardais dans un miroir, y’avait des chances pour
que l’espèce de croisement entre une méduse et une hyène
déprimée qui me dévisageait, ce soit moi. Depuis qu’on m’a
passé les souvenirs à l’estompeuse, je ne sais plus quelle gueule
j’avais avant, mais une chose est sûre : les cernes, le crin
sur la tête et les cicatrices, ça ne me va pas. J’ai aussi oublié
à quoi ressemble ma mère, mais aujourd’hui j’ai l’impression
d’assister aux retrouvailles entre une fille et sa mère qu’elle
n’a jamais connue. Quel que soit le temps qui s’est écoulé, et
dont je n’ai aucune notion, j’ai salement vieilli. Une autre
certitude, c’est que je suis vivante, plus vivante que je ne l’ai
été ces derniers mois. Ces dernières années ?
Sûrement ces derniers siècles.
— Allo ? Police secours, parlez s’il vous plaît !
Les mots se bousculent au portillon, je raconte tout mais rien à la
fois, ça arrive dans le désordre, j’ai joué le tiercé des
non-partants. Car les muscles de ma mâchoire sont coincés dans les
starting-blocks, ils refusent de prendre le départ, tout mon
charabia reste bloqué dans les stalles. À l’autre bout du fil, le
flic s’énerve, menace, je raccroche.
Je m’étais réveillée un jour, dans cette pièce immense, aux
murs entièrement blancs et bien trop éloignés les uns des autres
pour constituer un lieu de vie. Je n’avais pas de réelle
conscience de l’espace, pas plus que je n’en avais de mon propre
corps.
J’avais fini par réaliser qu’il m’était physiquement
impossible de me relever. Pire, j’en étais venue à constater que
mon cerveau était désormais incapable de m’en donner l’ordre.
Plus aucune force ne me permettait de quitter cette position, et
j’étais impuissante à seulement formuler à mes jambes l’ordre
de se mouvoir, à mon corps celui de se mettre en branle, à mes bras
la requête de me hisser. Je ne parvenais pas plus à bouger la tête,
mais la quantité d’efforts que ça me demandait pour arriver à
cet échec suffisait à me vider encore plus, à me clouer
définitivement au sol. C’est donc au bénéfice d’une
concentration de chaque instant, et au prix d’une spectaculaire
contorsion des yeux que j’avais fini par apercevoir les tuyaux et
les électrodes auxquels j’étais reliée, et qui semblaient
m’alimenter et me garder en éveil. Du moins, au sens vital du
terme, car les puissants analgésiques qu’on m’administrait
m’empêchaient de commander mes membres. Un vrai légume, passé au
mixer.
J’étais perpétuellement maintenue dans un état comateux. Les
électrodes implantées sur ma peau faisaient crépiter mes nerfs et
tressaillir mon corps, je sentais mes muscles travailler, à la façon
dont travaille le bois. On tenait manifestement à me conserver une
enveloppe corporelle décente, à faire en sorte que je ne m’atrophie
pas. Je ressentais mes muscles, et c’est bien la seule sensation
qui me permettait de penser que je n’étais pas morte.
Sur le mur d’en face, il y avait cette énorme pendule,
incongrue et bruyante. Il m’avait fallu une bonne dose de
concentration pour saisir en quoi elle était si différente. Elle ne
possédait qu’une aiguille, la grande, qui était invariablement
pointée vers le haut, sur un "12" imaginaire, puisqu’aucun
chiffre n’était représenté. Le tic-tac des secondes qui
s’égrènent résonnait dans la pièce, mais l’aiguille ne se
décalait jamais sur sa droite pour autant. Non, au bout de soixante
secondes, c’est le cadran qui tournait sur sa gauche, d’un
soixantième de tour, venant positionner une graduation en face de la
grande aiguille, toujours aussi verticale. Manifestement, cette
pendule n’était pas là pour donner l’heure, mais seulement pour
transmettre la notion du temps qui passe, bien qu’il se soit
arrêté. Car c’était là tout le paradoxe de cet appareil :
par sa seule présence, il suspendait le présent, lui faisait faire
du surplace, et vous condamnait à l’éternité.
Je me perds dans la contemplation de ce visage inconnu. « Maman ? »,
je demande. Dans ma tête, car ma bouche n’a pas encore réussi à
faire sauter le verrou. Le miroir ne répond pas. « Mamie ? »
Question et réponse restent muettes. Le téléphone sonne.
Incroyable comme j’ai dû vieillir. Je n’ai plus de souvenirs,
pourtant j’ai la nostalgie. Je décroche. Le flic insiste, veut
savoir si j’ai des problèmes, me rappelle que le numéro s’affiche
sur son terminal et que ce genre de mauvaise blague pourrait me
coûter bonbon. J’ai mieux à faire, je suis en train d’apprivoiser
ce visage qui me regarde. Je me répète que c’est moi, que c’est
à ça que je ressemble. Le flic raccroche. Je rappelle.
Régulièrement, j’avais la visite du sale type. Vêtu d’une
blouse blanche et portant des gants, une charlotte et un masque de
chirurgien, un stéthoscope. Toute la panoplie du docteur Petiot. Le
sale type s’occupait de ma toilette, administrait ma dose
d’incapacitant, changeait les cathéters, remettait les électrodes
en place. J’étais branchée de partout, des sondes étaient
reliées aux voies naturelles, des tuyaux m’alimentaient et me
ravitaillaient en toutes sortes de médicaments et de drogues.
J’étais sous totale assistance médicale, toutes mes fonctions
vitales étaient contrôlées à distance. La seule chose que je
maîtrisais encore à peu près, c’était mes pensées. Ma mémoire
était restée aux vestiaires, mais ma raison pouvait jouer le match,
pas de souci. Mon cerveau ne souffrait presque d’aucune entrave.
Chimique, du moins. Car pour le reste, tout semblait avoir été
conçu pour que ma cervelle se fasse sauter elle-même… C’est le
problème de la conscience, ça te fout rarement la paix. La
conscience, c’est la pensée sous ecstasy : même quand la
musique s’arrête, elle continue à sauter partout.
Au tout début, j’avais bombardé le sale type de questions. Qui
êtes-vous ? Pourquoi moi ? Pourquoi tout ça ?
Combien de temps encore ? Combien de temps déjà ? Je lui
avais hurlé toutes mes interrogations, les lui avais crachées au
visage, avais éructé ma haine et ma colère. Le sale type était
resté sourd à tout ce vacarme, comme s’il ne l’entendait pas,
comme le flic au téléphone. Et pour cause. Le son de ma voix
n’était même plus un souvenir ; dans l’incapacité totale
d’ouvrir la bouche, je ne parvenais qu’à expulser de l’air et
à n’émettre que de vagues gargouillis à peine audibles. Le
visage du sale type ne trahissait aucune émotion. De lui, j’avais
seulement la perception d’un regard impassible et l’odeur d’un
after-shave de vieux beau.
À l’excavatrice, j’ai passé l’éternelle minute de
l’horloge à creuser ma mémoire, à rechercher une raison à tout
ça, un mobile. Est-ce que j’étais le fruit expérimental d’un
nazi, le jouet même pas sexuel d’un pervers, la prisonnière d’un
mauvais rêve ? Je devais peut-être un peu de fric à
quelqu’un, quelque part, mais qui n’en doit pas ? Et on ne
réduit pas les gens à l’état végétal pour ça. On envoie deux
porte-flingues pour récupérer les billets, et basta. On cogne, on
viole, on tue, mais on ne fait pas ça. Un tel acharnement, tant de
machiavélisme, de moyens déployés, ne pouvaient se justifier que
par un massacre à grande échelle. Pourtant je peux jurer sous
serment que je n’ai jamais exterminé les ours polaires (une
déposition sous serment d’une amnésique, ça compte ?), et
si j’ai déporté un peuple, je m’en excuse, je l’ai sûrement
pas fait exprès.
Plus cette foutue minute défilait, plus je tentais de
dépoussiérer mes souvenirs, et plus ma mémoire se troublait. Au
point que j’avais été prise d’un vertige le jour où j’avais
constaté qu’il me fallait faire un effort pour retrouver comment
je m’appelais. Effort vain, comme tous les autres.
Je reraccroche, il rerappelle. Depuis combien de temps est-ce que je
me contemple dans ce miroir ? De toute évidence, bien trop
longtemps puisque j’en suis à ne plus supporter le reflet qu’il
me propose. Je chasse cette image en balançant mon poing dans la
glace ; elle s’étoile et me crache en retour mon reflet
kaléidoscopique. Cette image fragmentée de moi-même correspond à
celle que j’avais consenti à accepter lorsque ma mémoire s’était
barrée par toutes les fenêtres. Une sorte de puzzle dont je
n’aurais pas le modèle.
Mes yeux se posent sur la paillasse où s’étalent des flacons, des
bocaux, des boîtes, et toute la panoplie du marchand de sommeil. Des
seringues, des pilules, des liquides, tout ça soigneusement étiqueté
pour qu’on s’y retrouve. Des cahiers, un Vidal, des livres, des
notes, des relevés de température. Du latin, du grec, du sanskrit.
Et des couleurs. Pour surligner, entourer, raturer. Les étiquettes
des flacons subissent la même furie chromatique : rose pour les
analgésiques, vert pour les opiacés, jaune pour les stimulants,
bleu pour les amnésiants. Toute la palette de l’arc-en-ciel pour
rendre la vie en noir et blanc.
L’immense pièce était constamment éclairée, d’une lumière
hésitante, flageolante, accompagnée de son inévitable
grésillement. A-t-on jamais pensé à guillotiner le sadique qui a
inventé le tube au néon ?
La pendule serinait invariablement le tic-tac des secondes ;
les heures défilaient à tâtons, sans se préoccuper de la
suivante, ne conservant que leur notion de division du temps et
perdant celle d’indication. En fait, la seule chose qui avançait,
c’était cette éternelle minute qui faisait du surplace. La minute
se suit et se ressemble.
Une fois la notion du temps définitivement confisquée, je
m’étais retrouvée à vivre à l’intérieur de moi-même.
Emprisonnée dans mes propres pensées, je m’étais résolue à
faire mon lit dans les circonvolutions de mon cerveau. Mon confort
dépendait de l’ordre que je mettais dans mes idées.
Cette minute, dont on ne sait jamais si elle avance ou si elle
recule, m’avait perdue dans les méandres de mes réflexions.
L’instant n’existait plus, il m’était devenu impossible de
savoir si j’envisageais le passé ou si j’avais la nostalgie du
futur. J’avais traversé un désert de sensations et avais atteint,
au bout de celui-ci, la plage d’un océan de perplexités. Pour
continuer à progresser, je devais me jeter à l’eau et tenter de
gagner l’autre rive, en supposant qu’il y en ait une.
Et j’avais senti l’eau me saisir les reins. Il m’avait fallu
quelques tic-tac pour comprendre que la métaphore n’en était pas
une, et que j’avais réellement le cul trempé. Dans un réflexe
inutile, propre aux personnes amputées d’un membre, j’avais
esquissé un geste de la main en direction de mon dos. Et
miraculeusement, celle-ci avait semblé réagir. Rien de flagrant, ni
même de visible. Mais une sensation perceptible de mouvement. De
possibilité de mouvement. J’avais retenté l’expérience, et ce
coup-ci j’avais senti mes doigts grincer, mais bouger. Puis j’avais
donné l’ordre à ma tête de se tourner, et au bout d’un effort
surhumain, infini, j’étais enfin parvenue à regarder le plafond.
Lors de la dernière toilette, le sale type avait dû arracher
malencontreusement un cathéter, car la drogue qu’on m’administrait
depuis le début me pissait le long des reins, et ne produisait
apparemment plus son effet. Progressivement, j’avais retrouvé des
sensations physiques. J’étais comme un gosse avec un de ces jouets
d’apprentissage : on tape sur un gros bouton représentant un
animal, et un panneau s’ouvre, qui montre l’animal demandé.
J’appuyais sur le bouton "tourner pied droit", et mon
pied droit tournait. Je me concentrais sur ma bouche, et ma mâchoire
s’ouvrait. Je m’étais amusée un moment avec mon nouveau joujou,
et avais éprouvé un sentiment que je n’avais plus connu depuis
belle lurette. Le plaisir de lever la papatte, de se gratter derrière
l’oreille, de remuer la queue.
Rapidement, j’avais repensé au sale type. Pour sûr, lui il
serait un peu moins enthousiaste en découvrant tout ce bordel. En
constatant que son joujou à lui n’était plus cassé, mais
fonctionnait de nouveau. Alors je ne m’étais contentée que de
brefs mouvements, pour ne pas me faire gauler en pleine séance de
gymnastique, et pour ne pas éveiller les soupçons en me présentant
dans une posture différente de celle habituelle. Puis j’avais
décidé de faire ce que je faisais de mieux depuis pas mal de temps
maintenant : attendre.
Le sale type est revenu pour ma toilette. En se penchant
par-dessus mon corps, il est tombé sur la flaque dans laquelle je
pataugeais. J’ai alors profité des interlocations aquatiques de
mon tortionnaire pour m’emparer d’une seringue sur le plateau et
la lui planter dans le cou. Ma dextérité étant ce qu’elle était
après tant d’inactivité, l’aiguille s’est plantée dans son
œil. Je me suis réjouie d’avoir ressenti la douleur jusque dans
ma main, après l’impact. La douleur, douce sensation trop
longtemps oubliée.
Je me suis difficilement débarrassée du corps inerte avachi sur
moi. Je me suis relevée tout aussi péniblement, m’y reprenant à
plusieurs fois pour lutter contre les vertiges qui me ramenaient
invariablement vers le sol. Puis une fois rétablie, avec la ceinture
de la blouse du sale type, je lui ai ligoté les mains dans le dos.
Alors, l’ennemi maîtrisé, je me suis assise à côté de lui et
ai de nouveau passé une minute infinie à attendre. Attendre que
tout se remette progressivement en place.
J’ai pourtant fini par me redresser, et, après tant d’heures
passées à m’emmerder, je suis allée décrocher la pendule et en
ai retiré la pile. J’avais enfin tué le temps.
Les flics ont pu géolocaliser l’adresse et sont venus défoncer la
porte du laboratoire, où ils m’ont trouvée prostrée, les mains
en sang d’avoir brisé un miroir, des flacons, des seringues. Dans
la pièce contiguë, toute blanche, gisait un sale type, le compas
dans l’œil. Ils l’ont zippé dans un grand sac et m’ont
embarquée au commissariat.
Non, je ne connais pas mon nom. Ma tronche, je l’ai découverte il
y a quelques heures. Ce que je fais dans la vie, où j’habite,
combien de temps je suis restée enfermée dans cette pièce, j’en
sais rien. Mes souvenirs ont été passés au spectromètre, le sale
type m’a injecté du pipi de licorne dans tout le corps,
estimons-nous heureux que je ne me bave pas dessus et que je sois en
mesure de rester assise sans me lever toutes les minutes pour aller
me foutre la tête contre les murs.
On me balance un nom d’homme, ça ne vous dit rien non plus ?
Non, ça ne me dit rien. Puis un nom de femme, toujours pas de
réaction ? Non, toujours pas. Enfin toujours pas de souvenir,
mais j’aurais juré ressentir une étincelle sous mon crâne. Ou
une décharge électrique. Un flash ? Quelque chose de fugace,
qui a disparu l’instant d’après sans qu’il n’y ait vraiment
d’instant d’avant.
Puis les flics me foutent une photo sous le nez. Deux gamines, qui
doivent avoir quoi, six et huit ans ? Toujours pas moyen de
raccrocher les wagons de la mémoire, mais de nouveau l’étincelle,
le shunt, l’éclair. Puis la brume. Je fixe la photo, ces deux
fillettes. Le nuage se déchire. Ma mémoire me revient comme une
pluie, puis une rivière : j’y plonge les mains pour y
attraper des souvenirs, mais ceux-ci me glissent entre les doigts,
retournent au torrent et se troublent, forment des ondes
concentriques qui s’éloignent lentement de leur centre. J’insiste,
je coupelle mes mains, le geste se fait plus efficace ; l’eau
finit toujours pas trouver un interstice, une échappatoire, mais
j’ai le temps de m’y voir dedans. De voir au fond du puits. C’est
fugace, sombre, froid, mais j’ai vu.
J’ouvre brusquement les mains, les souvenirs clapotent et
provoquent une éclaboussure, une vaguelette, un rouleau, un tsunami.
Et la mémoire me submerge.
Le flic sent mon émoi, brave compagnon. Il demande si ça me
revient.
« Oui, ça me revient… »
Puis je l’implore de m’apporter le flacon, celui avec l’étiquette
bleue, et de m’en injecter le contenu jusqu’à ce que j’en
oublie même de respirer.
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